par Bruno Tilliette

 

On ne sait s’il faut ironiser ou se lamenter sur la pantalonnade offerte par le Royaume-(dès)Uni à l’occasion d’un Brexit qui n’en finit pas de rater sa sortie. Chaque semaine apporte son lot de gags mal joués par un personnel politique ridicule. A l’heure où j’écris, on en est à évoquer un report de la date fatidique du départ pour revoter sur un accord qui a déjà été rejeté largement deux fois par le parlement de Sa Majesté et que, finalement, le speaker de la Chambre des Communes interdit de représenter au nom d’une jurisprudence datant de 1600 et quelques. Sans doute est-ce de l’humour anglais ?

Démagogie grossière
Il faut dire que l’affaire était foireuse depuis le début, pourrie par les calculs à courte vue des dirigeants britanniques. C’est d’abord David Cameron, le Premier ministre de l’époque, qui, en 2013, lance l’idée de ce référendum sur l’appartenance à l’Europe pour sauver sa peau et se faire réélire. Quand vient l’heure de cette consultation, en 2016, sûr de son fait, certain que le « remain » l’emportera, il néglige sa campagne et n’a plus qu’à s’enfuir, penaud, emporté par le « leave ». Les partisans de Brexit font, eux, un battage tonitruant, usant sciemment des arguments les plus mensongers et de la démagogie la plus grossière, et, ayant remporté la victoire à leur grande surprise, ne songent eux aussi qu’à s’enfuir, effrayés par les conséquences concrètes de leur succès. Ils refilent finalement la patate chaude à Theresa qui, si j’ose dire, n’en peut mais…, n’ayant de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues, les mêmes l’approuvant un jour et la désapprouvant le lendemain, pour des raisons, que, vu du continent, on a du mal à comprendre, si ce n’est qu’il s’agit d’une sournoise guerre des chefs.
Cette irresponsabilité des politiques anglais, qui, au fond, se soucient comme d’une guigne des intérêts du peuple qu’ils sont censés représenter et ont manipulé le référendum à leur seul profit, devrait nous faire réfléchir, chez nous, au moment où se profilent les élections européennes. Allons-nous écouter les sirènes extrémistes qui, même si elles ne sont plus vraiment pour le Frexit ou la sortie de l’euro, relayent sans relâche les « infox » les plus délirantes sur les « méfaits » et les « abus de pouvoir » de l’Union européenne et promettent, en cas de victoire, de remettre en cause tous les traités, tâche aussi sisyphéenne et improbable que la négociation du Brexit ?

Dedans et dehors
A cet égard, c’est aussi toute l’histoire des rapports mouvementés de la Grande-Bretagne avec la construction européenne qui devrait nous faire réfléchir, tant celle-là n’a eu de cesse de jouer au chat et à la souris avec celle-ci, dedans ou dehors, au gré de ses seuls intérêts et au détriment même du projet européen initial. Or, on ne peut pas construire une union solide avec des « partenaires » qui, à chaque nouvelle avancée, cherchent à en tirer tous les bénéfices et s’affranchir des contraintes qu’elle implique. Au contraire, chaque pays doit faire des concessions sur ses intérêts particuliers au profit de l’intérêt général.
Paradoxalement, c’est Churchill qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, en 1946, appelle de ses vœux la constitution « des États-Unis d’Europe » tout en excluant d’emblée que le Royaume-Uni y participe… Ainsi ce pays, alors sous la mandature du travailliste Clement Attlee, refuse, quatre ans plus tard, d’adhérer à la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) première ébauche de l’Union, lancée par Jean Monnet. Il craint d’être entravé dans sa souveraineté et dans ses relations privilégiées avec le Commonwealth. En 1960, il est à l’initiative de l’AELE (Association européenne de libre-échange) pour concurrencer la CEE (Communauté économique européenne) née en 1957 et à laquelle il a refusé de participer. Mais voyant le succès de cette dernière et la dynamique économique qu’elle crée, il effectue un revirement un an plus tard et demande finalement à y adhérer tout en exigeant déjà des exceptions, notamment au sujet de la Pac (Politique agricole commune). Cela ne pouvait pas plaire au Général de Gaulle qui, visionnaire, refuse d’introduire le loup dans la bergerie et met son veto à cette adhésion par deux fois, en 1963 et en 1967. Une fois De Gaulle parti, Pompidou ne s’oppose plus à une troisième demande d’adhésion qui fait de la Grande-Bretagne, en 1973, le 7e pays de la CEE.
Déjà, pourtant cette adhésion est fragile et non seulement le pays renégocie sa participation au budget communautaire, mais le nouveau premier ministre travailliste, Harold Wilson, est obligé de promettre un référendum pour conforter sa position, consultation populaire qu’il gagne haut la main, en 1975, avec 67 % de oui pour le « remain », une histoire que se répétera donc quarante ans plus tard, cette fois-ci avec un Premier ministre conservateur et un refus de l’Europe à la clé.
Le succès de référendum de 1975 n’empêche pas la conservatrice Margaret Thatcher de tout remettre en question dès son accession au pouvoir en 1979 avec son fameux « I want my money back ». Comme De Gaulle l’avait bien vu, c’est encore la PAC qui est dans son collimateur. La Grande-Bretagne étant peu agricole et important à faible prix l’essentiel de ses denrées de « son » Commonwealth, Thatcher ne voit pas pourquoi elle paierait pour soutenir les paysans de continent. Bloquant pour cela toute la construction européenne, elle obtient gain de cause et une réduction substantielle de la participation britannique au budget européen en 1984. Dès lors, ayant amené l’Europe à résipiscence, elle et ses successeurs conservateurs, au pouvoir sans discontinuer jusqu’en 1997, entraînent l’Union vers un élargissement toujours plus important du marché unique tout en refusant les mesures qui auraient pu conduire au fédéralisme et à plus d’intégration institutionnelle. Ainsi, si la Grande-Bretagne ratifie le traité de Maastricht en 1992, elle refuse en même temps la monnaie unique qu’impliquait pourtant ce traité. Les relations entre Bruxelles et Londres s’améliorent avec l’arrivée du travailliste Tony Blair en 1997 qui participe plus activement au développement de l’Union, mais n’empêchent pas, au bout du compte que les Britanniques votent, un peu mois de 20 ans plus tard, pour l’aventure solitaire du Brexit.

Pragmatisme cynique
En revisitant ces péripéties, on est obligé de constater que le Royaume-Uni n’a jamais voulu appartenir sincèrement à l’Union européenne et qu’il n’a jamais cherché qu’à la soumettre à ses propres intérêts et à sa propre vision du monde. Il y a réussi jusqu’à un certain point.
Il a d’abord su imposer un « pragmatisme » qui était le masque d’un économisme à tout crin. N’est-il pas le pays de naissance de Thomas Hobbes qui théorisa « la guerre de tous contre tous » et d’Adam Smith qui inventa « la main invisible du marché » comme seul régulateur socio-économique efficace, tous deux pères du libéralisme économique ?
Seul, en Europe, le « marché unique » intéressait les Anglais et la possibilité d’y faire des affaires en levant les barrières douanières. C’est pourquoi, ils ont poussé l’Union à un élargissement toujours plus grand en lui faisant accepter l’adhésion de pays qui n’y étaient prêts ni démocratiquement ni institutionnellement et encore moins économiquement tout en bloquant les mesures politiques et sociales qui auraient permis de mieux les intégrer. On se retrouve ainsi aujourd’hui à 27 pays (28 pour quelque temps encore ?) qui ont des niveaux démocratiques, économiques et sociaux extrêmement disparates, tirant chacun leur bord, ce qui rend le navire ingouvernable. Comment, en effet faire cohabiter sereinement des entités nationales où le coût horaire du travail varie de 1 à 10 et où les systèmes de protection sociale sont inexistants pour certains et très puissants pour d’autres. Pour éviter une telle fracture, il aurait certainement fallu aller moins vite.
Certes, la CEE est, au départ, une union économique, mais, très clairement, dans l’esprit de ses fondateurs, elle devait évoluer vers plus d’intégration politique et sociale, vers un fédéralisme qu’a toujours radicalement combattu la Grande-Bretagne, au nom de sa souveraineté îlienne et inaliénable et parce que son pragmatisme n’a, en réalité, que faire des valeurs « morales » et de l’idéalisme humaniste affichés par l’Europe. Or, le pragmatisme, s’il ne repose que sur la valeur de l’argent, se mue rapidement en cynisme. Tout est bon pour faire du profit et le dieu des protestants juge lui-même que c’est juste, comme l’a montré Max Weber.

Une autre loi de la jungle
Accepter l’Angleterre au sein de l’Europe, c’était aussi accepter une idéologie compétitive outrancière, née avec la réinterprétation fallacieuse des travaux d’un autre sujet de Sa Majesté, Darwin. Si celui-ci, dans sa magistrale théorie de l’évolution, a bien parlé de la survie des plus aptes, certains de ses successeurs et beaucoup d’économistes ont voulu comprendre que seuls survivaient les plus forts, ce qui n’est pas du tout la même chose, l’adaptation demandant plus souvent de la souplesse, de l’intelligence ou de la réactivité que de la force.
Cet esprit compétitif anglo-saxon, érigé en dogme aux États-Unis, a cassé l’esprit coopératif qui avait présidé à la fondation de l’Europe. De plus en plus de gouvernements des nations qui composent l’Union européenne ont, en effet, aujourd’hui, plus tendance à jouer la compétition et la rivalité entre eux qu’à accepter une coopération franche et sincère.
C’est pourtant un Européen convaincu, d’origine russe, mais ayant beaucoup voyagé sur le vieux continent, Pierre Kropotkine, qui, dès la fin du XIXe siècle, en complétant les travaux de Darwin, a montré, dans son livre « L’entraide, un facteur de l’évolution », que la coopération des individus et des groupes était « l’autre loi de la jungle », aussi efficace pour la survie des espèces que la compétition. Et désormais, face au défi climatique, au délitement individualiste de nos sociétés, à la raréfaction des ressources naturelles, à la pression démographique, aux emballements racistes et xénophobes, aux délires de l’économie financière, à l’abîme des inégalités, on ne voit pas bien comment l’Europe, mais aussi l’humanité dans son ensemble, pourrait assurer sa survie autrement qu’en coopérant activement, la compétition ayant montré ses limites et nous ayant même conduits aux limites du vivable.

On est un peu triste pour les Anglais, en particulier les presque 50 % qui voulaient continuer le voyage avec l’Europe, mais on peut espérer que leur départ (s’il a vraiment lieu un jour…) permettra à l’Union européenne de retrouver un nouveau souffle et de continuer sa construction trop souvent entravée par les exigences de la « perfide Albion ». On peut également espérer que tous ceux qui tirent à boulets rouges sur cette Union qui nous a tant apporté depuis 70 ans prendront conscience que la quitter n’est pas si simple et que nous avons plus besoin d’elle qu’elle de nous. C’est la survie de chacun de nos pays qui est en jeu.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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