par Yan de Kerorguen

Révolution? Utopie ? Mutation anthropologique ou tout simplement symptôme d’une époque qui, faute de projet, idéalise le dépassement de soi ? Il y a autant d’avis sur cette « hyperphysique » transhumaine aux ambitions salvatrices que d’individus sur terre. Une chose est sûre, quand on sait que les transhumanistes occupent des places dominantes dans l’administration et dans la grande entreprise, savoir à qui profiteront les technologies devient une question cruciale. Si en effet, ces ambitions s’avéraient dangereuses ?

Nano Brother et homo-deus

Les progrès des nanosciences sont à peine intégrés que déjà les avis sont tranchés. En face des incroyables performances promises par les chercheurs et les industriels, ils sont nombreux à évoquer les sombres présages qui planent sur ce que la miniaturisation à l’extrême peut causer comme dommages. Nombre d’écrivains, de philosophes, d’associations de citoyens mais aussi de chercheurs mettent en garde sur les conséquences incertaines que peut engendrer un engouement pour les transes nanophiles des transhumains. A tort ou à raison. Des dangers fondés figurent sur l’échelle des risques: le spectre du bioterrorisme, la dissémination des particules inconnues, la peur des ondes des téléphones mobiles, et des antennes suspectées de favoriser l’apparition de tumeurs, la crainte de l’invasion d’internet par des virus intrusifs capables de pénétrer dans la vie privée comme dans une centrale nucléaire.

Pour les opposants au transhumanisme, la société « Nano Brother » qui se profile est plus inquiétante encore que la société « Big Brother ». L’invisibilité des nanos, leur caractère irréversible, leur duplication difficile à contrôler passionne les apprentis sorciers. L’évolution n’est ni transparente, ni prévisible. Elle préfigure, pour les Cassandre les plus virulents, un monde policier, soumis à la technique. Very small n’est pas very beautiful. La peur de l’invisible vient ajouter sa touche, même chez les ténors de la microinformatique. Il y a plusieurs années, Bill Joy, le fondateur de Sun Microsystems, invité à donner son avis sur la convergence NBIC, évoquait le nanoterrorisme. Il affirmait que la convergence des bio, des nanos et des NTIC exposait le monde à des cybercatastrophes. Par exemple, l’occasion pour des larrons malveillants de s’introduire dans le réseau informatique d’une industrie pharmaceutique et ainsi de modifier la composition d’un médicament réalisé par un robot. Ou encore de pénétrer dans un système de régulation d’air conditionné pour y propager des toxines.

Les pressentiments de Hugo de Garis, un chercheur australien en intelligence artificielle, sont également très déprimants. Il entrevoit une guerre censée opposer les êtres humains aux machines intelligentes et aux groupes qui veulent construire ces dieux, avant la fin du siècle. Certains vont plus loin dans le verdict funeste en nous plongeant dans un monde de science-fiction évoquant le danger d’autoréplication des nanorobots et de leur utilisation à des fins militaires.

Saura-t-on contrôler ces nanosubstances, qu’on pense capables d’auto-organisation et de dissémination, à la manière des organismes vivants ? L’écrivain Michael Crichton, qui le premier, a fait part des menaces des nanosystèmes, pense que non. Dans un livre « La proie » (paru chez Robert Laffont en 2003) il relate l’histoire d’une firme qui fabrique des nanorobots destinés à voler en essaim pour former une caméra virtuelle. Tout comme Frankenstein, les créateurs perdent ensuite le contrôle de leur invention. Ce livre a eu un succès retentissant, révélateur des peurs que peuvent soulever les nanosciences.

En « catastrophiste éclairé », Jean-Pierre Dupuy, professeur à l’Université de Stanford, s’insurge contre un monde sans transcendance, pris sous la coupe d’une technoscience, fondée sur le contrôle de la nature et la soumission de l’humain. Il craint qu’à terme « la capacité d’auto-organisation et d’autocréation de structures complexes ne pourrait plus rien devoir à l’homme ni à la nature. Ce sera la fin de la rareté, la fin du travail et la fin des échanges ». Le futurologue et spécialiste de la robotique, Hans Moravec, pourtant peu suspect d’antipathie à l’égard du courant transhumaniste, affirme du haut de son autorité qu’un cyberhumain superintelligent représenterait un grave danger pour l’humanité. Aussi conseille-t-il aux institutions de s’assurer une coopération indéfectible des industries de la robotique, intimement convaincus qu’à terme l’homme est voué à disparaître. Une espèce vivante ne survit pratiquement jamais à une rencontre avec une espèce concurrente supérieure. Aussi bien, les humains ne résisteraient pas à la pression des post-humains. Pour Dominique de Gramont, auteur de Le christianisme est un transhumanisme (Les Editions du Cerf. 2017), « le bon sens fait cruellement défaut aux robots et la capacité de calcul ne livre pas le dernier mot de la psyché humaine » Si un ordinateur, est capable de se mesurer à l’intelligence d’un humain et de résoudre des problèmes mathématiques plus vite que l’homme, aussi puissant soit-il, sa puissance de calcul est incapable de comprendre l’évolution des rides, du vieillissement de la peau, et de reconnaître un visage. « La peau du visage, décrit Emmanuel Lévinas, dans Ethique et Infini (Fayard. 1982), « est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée../… Dès que le visage de l’autre apparaît, il m’oblige »

Georges Friedmann, sociologue du travail et de la technique, perçoit dans la mécanisation de la vie une aliénation mentale. En observant les soldats américains confrontés à la technique, il constate « une connivence intime avec la technique, mais aussi l’absence d’un certain nombre de sentiments qui chez nous, sont communs »

La détestation de l’humain et du corps

Derrière la promesse de puissance et de bonne condition physique affirmée par la promotion de l’homme augmenté, se dissimulerait la fin du corps, du visage, de la parole et de tout ce qui fait la finitude humaine. En fixant la vie, le transhumanisme constituerait ainsi une finitude. Rien n’est plus figé qu’un moi qui se fixe dans le miroir. Cette finitude grimaçante est à l’œuvre dans la chirurgie esthétique du visage, lorsque les rides et les expressions disparaissent, offrant un visage lisse, sans âme et sans lueur. L’usage de substances pharmaceutiques utilisées à des fins non médicales est l’un des problèmes éthiques les plus prégnants. La question des produits stimulants, anabolisants, stéroïdes, amphétamines, et autres hormones de croissance capables d’augmenter l’endurance ou de remplacer les efforts entrepris lors des entraînements physiques, témoigne de ce phénomène que dénoncent les adversaires de l’homme augmenté. Le recours à l’augmentation génétique et au dopage bouscule l’idéal sportif fondé sur l’application et le talent des individus. En déformant la faculté naturelle, l’augmentation artificielle triche. L’augmentation du moi signe la régression de l’autre. Nous sommes face à un moi prothétique sans vulnérabilité, donc sans subjectivité, un moi total, radical, autofabriqué, « machiné ». Pas besoin de caméra de surveillance, ni d’écoute téléphonique, ni de fichage, ni de biométrie, le moi total s’en occupe. Il s’autocontrôle. L’être humain « finalise » sa mutation vers l’interface corps-machine par l’intégration dans la chair de nouveaux dispositifs technologiques plus ou moins invasifs. Bref, l’homme techniquement augmenté est un homme fini, au sens de finition. Telle est la thèse de ceux qui voient dans le transhumanisme, le signe d’une humanité fatiguée d’elle-même, obligée de se fortifier pour survivre.

Pour Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à l’université Paris-Sorbonne et auteur de Les robots font-ils l’amour. Le transhumanisme en douze questions , (Dunod 2016), l’homme fragmenté, perdu, effrayé par les barbaries du XXe siècle, ne s’aime plus. Il se mésestime. Ce qu’il y a d’humain dans l’égo, ou d’animal dans son corps, en lui le dégoute. Aussi lui vient-il à l’idée de traverser le miroir pour trouver un format définitif. Il met en scène sa sortie de l’image pour se sculpter des pouvoirs physiques et mentaux.

Les annonces du transhumanisme tournent toutes autour « d’une promesse d’immortalité ou, en tous cas, autour du scénario de la liquidation prochaine de la vulnérabilité humaine grâce à une fusion possible avec les machines » souligne Besnier dans une Tribune du Huffington Post ( Quelle est la place du transhumanisme dans notre société. 20 janvier 2016). Le dégout de l’égo passe par l’incorporation des objets, par l’influence d’une technologie incorporée jusqu’aux niveaux les plus intimes du corps humain et qui, de ce fait, acquiert le même statut que la nature. L’algorithme soutient sa mue. La machine est là pour l’immortaliser. Finie l’altérité, il n’y a plus que l’autonomie, avec en guise d’autre, la machine, la troisième dimension. Le culte de la technique paraphe la haine du corps, repérée par Besnier. Les adeptes du transhumanisme éprouvent la honte du corps humain, ce reste d’animalité qui témoigne de l’archaïsme d’homo-sapiens. Le corps est un ennemi. Il faut le purifier de ce qui l‘affaiblit, le rend laid, misérable, obsolescent. Ou pour le moins, nécessité de remplacer les pièces défectueuses. Les plus convaincus vont jusqu’à imaginer un détachement total de leur enveloppe corporelle. Le mode d’emploi est le suivant : oublier les vicissitudes du corps par le jogging et la musculation ; se consacrer au visage par le selfie ; abolir la mort qui a fait tant de dégâts ; se passer du langage et de l’univers symbolique par lesquels il s’est arraché jadis à l’animalité.

Dans le monde transhumain, l’automatisme rend inutile la main, la jambe, le sexe. Le corps est bricolé sur mesure. L’idéal ? Devenir automate ou poupée, comme ces chinoises qui s’adonnent corps et âme à la chirurgie esthétique pour figer leurs traits du visage tel un masque en albâtre et leurs yeux comme des billes de verre. Le transhumanisme transforme le corps en un objet tatoué, percé, botomisé, déridé. On pourra changer les pièces, petit à petit. Son corps devient produit, marchandise, qu’il fabrique, consomme, et façonne à volonté, telle une machine animée par le souci de perfection, cherchant à se défaire de ses organes naturels et à effacer les faiblesses d ’un corps qui ne le satisfait pas. On connaît la fin de l’histoire. Sans corps, point de pensée !
Que devient la vie si elle n’est pas qualifiée ? Que devient l’existence si elle s’éternise ? Sans mort, pas de culture, pas de langage, pas d’art. Si la vie n’a pas de fin, il n’y a plus de sens. Le poète latin Lucrèce, auteur du fameux De rerum natura, éprouve une certaine pitié à constater que l’homme n’est pas capable d’affronter la pensée de la mort. Impossible d’exister s’il n’y a pas tragédie de l’existence. Pas de grandiose, pas de tragique, ni de comique, que des zombis errant dans un monde sans ombre, dans l’ennui mortifère d’un avenir lisse. A force d’être tout le monde à la fois, on n’est plus personne. Dans ce monde aléatoire, l’homme postmoderne a du mal à suivre une discipline personnelle. Sa vie est éclatée, connectée à des dizaines de réseaux, suspendue au portable. Eperdu, sans déterminisme pour le guider, il subit les assauts de l’immédiateté. Il dérive de lieu en lieu, de missions en missions, d’opportunités en opportunités. Sans les branchements nécessaires à cette mobilité et disponibilité permanente, il est défait. Il devient incapable de narration, de raconter sa vie, d’organiser sa conduite dans un sens ou dans un autre, dans l’impossibilité de voir les choses en perspective. Il est emporté dans les flux de l’instant, submergé par la discontinuité de son parcours. L’humanisme aurait-il perdu la partie ?

Humain, transhumain, posthumain

Revenons à l’humain. « Tant que la volonté de vivre nous anime, nous n’avons pas à nous inquiéter pour notre existence même à l’heure de la mort », soutient Arthur Schopenhauer en pied de nez aux amateurs d’immortalité. « La mort doit être considérée, sans aucun doute, comme le but véritable de la vie: au moment où elle se produit, se décide tout ce dont le cours entier de la vie n’était que la préparation et la préface. La mort est le résultat, le résumé de la vie »  ( Le monde comme volonté et comme représentation. PUF 1966)..
Initialement, le projet humaniste consiste à exploiter la raison, la science et la technique afin de contrer la pauvreté, la maladie, et la faim. Reprenant à son compte l’impératif éthique de perfectionnement proposé par l’humanisme, le héraut du transhumanisme estime que l’homme est une phase de transition vers une condition transhumaine ou posthumaine. Il soutient qu’il est possible et souhaitable que l’humanité entre dans une ère où les humains auront le parfait contrôle de leur évolution. Soit, un humanisme déshumanisé ! Contrairement aux écologistes et aux activistes antisciences qui ont tendance à sacraliser la nature et s’engager à la mettre à l’abri des manipulations technoscientifiques, les transhumanistes techno-postmodernes affichent un optimisme prométhéen à toute épreuve. La machine finira bien par sauver l’humanité.

En philosophe attentif aux utopies posthumanistes, Jean-Michel Besnier sonne l’alarme : ne devenons pas esclaves des automates qui doivent nous simplifier la vie en confondant leur mode d’emploi et notre mode de vie au point de nous soumettre à leur formatage cognitif et comportemental, souligne-t-il. Pour l’historien, Yuval Noah Harari, auteur d’un ouvrage à succès, « Deus », ce programme est déjà bien amorcé. Nous voilà de plain-pied dans une ère nouvelle où les algorithmes et les données remplacent peu à peu notre libre arbitre et notre intuition. Ce qu’il appelle le « dataïsme », (la religion des données), prend le pas sur l’humanisme. Harari esquisse un tableau plutôt lugubre de l’avancée du surhomme où les rêves d’amélioration de la société, auxquels la Silicon Valley dit travailler, aboutiront à la disparition de l’Homo sapiens, lequel verra ses facultés d’analyse supplantées par l’intelligence artificielle. Inquiet, le physicien Stephen Hawking, voit, lui aussi, dans cette perspective la fin de l’espèce humaine. En téléchargeant le logiciel d’un autre moi, les transhumains n’annoncent pas un modèle d’humanité mais un programme post humain de moi total, compris entre l’auto-entrepreneur et l’homo-deus, un homme sans limites se prenant pour dieu. En cette occurrence pessimiste, Charles Péguy qui honnissait le monde moderne avait vu juste. La modernité représentait pour lui, le théâtre d’un drame à venir : celui de l’auto-divinisation » de l’homme. Cent ans après la mort de Péguy, l’homo-deus arrive à la faveur du digital. Quelle est la place de ce transhomme qui veut avoir la maîtrise de sa fin ? En finir avec l’humanité ? De quoi retourne l’obsession d’en finir avec la vie et de vouloir maîtriser le moment de sa mort, un aboutissement auquel aucun humain n’a jamais participé ? Peut-être bien le sentiment de la mort du sujet tel que l’avait annoncé Michel Foucault. Peut-être bien la fabrication d’un post sujet, un sujet au-delà du moi cartésien. Dans “les mots et les choses” ne soutient-il pas que l’idée d’homme, née avec les Lumières à la fin du XVIIIème siècle, est destinée à mourir à la fin du XXème. Si l’on en croit Foucault, l’homme serait donc déjà mort. Ou du moins, n’en finit-il pas de mourir. Le transhumanisme lui prépare une sorte de résurrection sous forme d’humanoïde. La mort est insupportable. Donc vivre le plus longtemps possible grâce aux artifices. Un rendez-vous est d’ores et déjà fixé: 2030, date à laquelle les cerveaux de la robotique, des biotech et des nanotechnologies fixent le grand rendez-vous du transfert de la conscience de l’homme vers le robot.

L’homme bionique et l’absence d’autrui

Dans la révision anthropologique qui mène vers l’homme bionique, le plus frappant est l’absence d’Autrui. Le transhumain ne connaît pas d’autre. L’autre, c’est lui. Il est l’objet de son propre désir. Gilles Deleuze explique très clairement que le désir désigne toujours une multiplicité, un ensemble d’éléments liés. Désirer, c’est  produire une relation, construire un agencement. « Devenir un autre pour moi », la proposition formulée par le philosophe postmoderne, tenant de l’hybridation homme machine, Jean-Clet Martin, est différente de la proposition de Paul Ricoeur : « soi-même, comme un autre ». Chez Ricoeur, c’est l’autre qui compte. Il ne s’agit pas de retrouver son moi, il s’agit de constater qu’il n’y a pas de « moi » qui vaille sans l’autre. La vie n’est « bonne » qu’à condition de pouvoir se mettre à la place de l’autre. Si l’autre contribue à constituer mon moi, il n’en est pas le reflet. Il reste irrémédiablement autre. Ricœur propose une conception constructrice. Son objectif n’est pas de libérer la multiplicité, mais au contraire de retrouver une unité en soi, ce qui fait que le soi est identique à lui même au cours de sa vie, refusant par là la fausseté des effets de miroir narcissiques. Le souci de soi que porte le programme transhumain accomplit dans l’augmentation de ses performances sanitaires et mentales son « pour soi-même ». A ce sujet soucieux de lui-même, Emmanuel Levinas, tout comme Paul Ricoeur ou Gilles Deleuze opposent le Désir de l’Autre (voir chapitre 2. La raison) « qui procède d’un être déjà comblé et, dans ce sens, indépendant et qui ne désire pas pour soi » (Humanisme de l’Autre homme. Livre de Poche. 2014). Cet humain qui désire l’autre « brûle d’un feu autre que le besoin ». Son désir est positivité même de l’existence. C’est l’idée de l’infini qui le rattache à Autrui. Donc, pas besoin d’immortalité pour le sujet simplement humain, l’Autre lui procure une forme d’éternité par sa reconnaissance. Le visage d’autrui exprime un monde possible. Le désir d’autrui est la vie même, car « l’idée de l’infini est désir », ajoute Lévinas. Mais cet autre de Lévinas n’est pas un autre je. Il fonde l’unité de la personne. Quant à Gilles Deleuze, si lui aussi met en avant le désir comme désir de l’autre, son désir de l’autre n’obéit pas aux mêmes raisons. Il fait exploser le moi en mille morceaux. Il désunit, Il devient une multiplicité, un flux, mais ni une personne, ni un nom, ni un je, ni un sujet. Miguel Benasayag, auteur de La singularité du vivant (Editions du Pommier. 2017) s’en prend à cette « rupture anthropologique fondamentale » du moi augmenté autonome. Sans autre, l’homme est diminué, privé de ce qui le fait vivant. Il devient un vivant digitalisé qui lègue son cerveau à l’ordinateur au risque qu’il n’y ait pas de retour. « Entre biologistes, on sait que lorsqu’il y a une délégation vers la machine, il n’y a pas de recyclage de la fonction. C’est en sens unique » explique Benasayag. Telle est la suffisance du narcisse des temps postmodernes, dans l’obsédante besogne du surpassement de soi : il est sans considération pour Autrui. Cet égo augmenté, démesuré, ne sait pas où donner de la tête entre les multiples dimensions qui se présentent à lui pour gagner en unité. De ce post-moi qui a pour seul projet de s’augmenter, de constituer un moi hybride, moitié sujet, moitié objet, il ne semble pas y avoir d’histoire possible. Du moi pascalien et de l’égo cartésien au personnalisme d’Emmanuel Mounier en passant par l’homme désirant chez Spinoza et le surhomme chez Nietszche, jusqu’au transhomme, nous voilà déboussolés. Pour bien faire, il faudrait une historiographie du moi et de l’autre pour mieux saisir l’évolution de ce devenir qui amène aujourd’hui à l’hypothèse transhumaine : celle d’un dépassement sans limites.

Inégalités et eugénisme

Une chose est sûre, de toutes ces considérations, il faut souligner que le transhumanisme ne garantit pas l’égalité des individus. Seuls les plus fortunés auront accès au rallongement significatif de la vie, à l’augmentation de leur potentiel. Tel qu’il se présente, l’avenir proposé par le transhumanisme connaitra deux catégories d’individus. D’une part ; des post humains qui auront le choix et la maîtrise de leur destin, soit une infime minorité. D’autre part ; des humains qui n’auront même pas l’accès aux soins minimum pour bénéficier d’une vieillesse normale. La modification du corps ne serait accessible que par les plus riches. Cela augmentera les inégalités entre une transhumanité augmentée prenant les rênes du pouvoir et une humanité  trouvant difficilement de quoi se nourrir. Au plan scientifique, on aura d’un côté, un scénario où la rationalité technologique, au lieu de jouer son rôle de  moyen pour l’émancipation par la connaissance et la liberté, s’active à la maîtrise scientifique du monde ; de l’autre côté, un scénario où la culture humaniste est sauvegardée, où la rationalité de l’humain « non augmenté », la raison sensible du « coeur intelligent », continuent d’être tenues pour indispensables à certaines tâches.
Le statut moral de la performance transhumaniste fait ici débat. C’est avec de bonnes intentions que s’avance la figure de l’humanoïde. Si l‘humanisme a été le fondement du rêve de l’égalité entre tous, le crédo moral de la société transhumaine à venir est donc plus qu’humaniste. Il projette de vaincre les inégalités naturelles génétiques face aux conditions naturelles inéquitables, par le biais des innovations technologiques. Le discours des transhumanistes est de souligner avec insistance qu’il faut continuer à faire ce que la médecine fait très bien depuis deux siècles. Depuis le 18e siècle, nous avons multiplié notre espérance de vie par trois. Pourquoi ne pas imaginer faire la même chose ? Pourquoi ne pourrions-nous jamais atteindre une durée de vie en bonne santé de 240 ans ? Est-ce que nos sociétés se sont délitées parce que nous sommes passés de 30 ans de durée de vie à 85 ans ? Avons-nous perdu notre humanité, le goût de la vie ? Il ne me semble pas, au contraire. La vie est plutôt plus belle qu’avant. Il y a dans le monde davantage de personnes qui profitent d’une vie moins dure, grâce à la génétique. Aussi bien, la vision dessinée par Julian Huxley, l’inventeur du mot transhumanisme, dont l’un des objectifs est de combattre l’inégalité biologique, est-elle perçue positivement par nombre de scientifiques. Mais une ombre terrible se profile: l’eugénisme qui se propose dangereusement de prévenir l’apparition de gènes déficients et ainsi d’améliorer l’espèce humaine en limitant la reproduction aux meilleurs sujets. Difficile de faire oublier l’eugénisme exterminateur des nazis. Vivre perpétuellement ? L’idée est devenue particulièrement nauséabonde après qu’on eût mis à jour le processus de sélection des géniteurs et génitrices pour développer une race aryenne supérieure et programmer l’extermination industrielle des « êtres jugés inférieurs » (untermench) – qui concernait aussi bien les juifs, les tziganes, les homosexuels et les handicapés.
« On peut craindre l’arrivée d’une civilisation de super-humains minoritaires, tentant de s’imposer à la masse des sous-humains en se réservant le bénéfice des évolutions scientifiques et technologiques » souligne Gabriel Dorthe philosophe de l’université de Lausanne. Les premiers concernés seront les sportifs, les savants, les artistes mais surtout les gens riches qui auront à cœur qu’on programme la bosse des maths ou la virtuosité du violoniste à leurs progénitures. Une abolition du vieillissement, si jamais elle arrive un jour, ne pourra pas fonctionner de manière viable sans que l’on s’assure, d’une manière ou d’une autre, un accès relativement égalitaire au partage des ressources. Tel est le risque transhumaniste principal.

Le dépassement de la condition humaine par une cyber-humanité encore embryonnaire n’est pas pour demain. Tant que l’homme est mortel, nous sommes voués à nous dépatouiller avec l’existant. Gérard Berry, professeur au Collège de France, pense que « les prévisions de la science-fiction se révèlent souvent fausses ». Pour ce dernier, les changements qui adviennent sont souvent très différents de ceux qu’on prévoit ou qu’on redoute. Gordon Moore Sa loi, fondée sur un constat empirique, a été vérifiée jusqu’à aujourd’hui. Moore lui-même prédit que sa loi de doublement du nombre de transistors dans une puce tous les deux ans se heurterait à la limite physique de la taille des atomes et ne serait plus valide vers 2020. Comme l’explique le spécialiste de l’intelligence artificielle, Jean-Claude Heudin, «sans doute, nos extensions à venir seront situées près du corps et non intégrées dans la chair – ne serait-ce que pour pouvoir y accéder en cas de problème de maintenance ». «L’épigénétique est la modulation de l’expression de nos gènes en fonction de cinq comportements, connectés constamment dans nos vies de tous les jours : la nutrition, l’exercice sportif, la résistance au stress, le réseau social, amical ou familial, et le plaisir». Il est sans doute préférable de viser de tels objectifs plutôt que d’avaler moult pilules «anti-vieillissement» et de vouloir introniser les machines. « Pas de panique » ironise Miguel Benasayag en maniant le paradoxe : « Un cerveau augmenté ne peut produire qu’un homme diminué, privé de ce qui le fait vivant : une histoire, des risques, des aléas, une fragilité ». « Le transhumanisme n’est pas un progrès » soutient Jean-Michel Besnier. Noyé dans la surinformation, incapable de se concentrer, confus, un tel homme est un « homme sans avenir » enchaîne Nicole Aubert dans « le culte de l’urgence » (Champs Flammarion 2004).

Y-a-t-il péril en la demeure humaine ? L’enjeu bioéthique

Servir le meilleur comme le pire, il en va ainsi de toute technologie. Le transhumanisme est un « pharmakon ». Comme l’explicite Bernard Stiegler dans De la pharmacologie, « toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente: aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation ». Cette ambivalence est particulièrement marquée en médecine. Ainsi que le disait le médecin et alchimiste Paracelse (1493-1541), « tout est poison et rien n’est sans poison ; la dose seule fait que quelque chose n’est pas un poison ».

Utiliser le sens de la mesure pour avancer sur ce terrain compliqué est sans doute le mieux qu’on puisse faire pour y voir clair et éviter de tomber dans le piège stérile de l’opposition entre deux principes érigés en dogmes : le risque et la précaution. D’où l’importance du débat éthique et de la rencontre nécessaire sur ces sujets difficiles entre scientifiques, citoyens et politiques. Les Etats-Généraux de la bio-éthique mis en place pour discuter des avancées en matière de génétique (PMA, GPA, dons d’organes, médecine génomique…) vont dans ce sens. Les avancées génétiques occasionnent un malaise, difficile à formuler, en ce qu’elles sont, aux yeux de l’opinion, tout aussi prometteuses qu’inquiétantes. Si d’un côté et c’est un progrès considérable, le clonage permet la guérison de certaines maladies, d’un autre côté, il prive l’enfant « sur mesure » de son autonomie. Aussi bien, entreprendre l’augmentation de performances humaines pose la question de savoir sur quels principes et sur quelles normes s’appuyer.

Susciter des interrogations collectives sous forme de débat public, analyser les implications sociétales et convoquer l’information et la pédagogie sont nécessaires. L’outil serait de fonder une éthique politique capable d’assurer un suivi permanent des avancées scientifiques et de faire réagir l’éthique à mesure que les faits de l’expérience sont élaborés. L’écueil serait de chercher à anticiper les risques. Traiter l’aspect éthique en amont serait contraire à l’esprit de connaissance et à la raison. L’incertitude dans laquelle se trouvent nombre de recherches issues des NBIC suppose un dialogue ouvert sur les modes de développement de ces sciences et technologies qui n’ont de cesse de déborder des cadres définis. Certains esprits critiques sont plus tempérés. Ils mettent en garde d’un côté, tout dérapage que déclencheraient des rêves d’apprentis-sorciers, tout en admettant que la notion d’expérience est au préalable de la recherche. Aussi bien faut-il, à leurs yeux, éviter que le refus de l‘audace scientifique immobilise l’esprit de recherche. L’éthique et le débat sont alors convoqués pour soupeser les risques.
Dans les débats sur la science et la conscience, un des alliés de l’éthique est le recours à la dimension tragique des problèmes de la vie et de la mort. Comme point d’accès à la vérité, la catégorie du tragique aide l’éthique à prendre sa place et jouer son rôle.

 

 

 

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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