par Yan de Kerorguen

Les temps changent. A la différence des trente dernières années qui ont clos le XXème siècle, en ce début de troisième millénaire, la démocratie dans le monde n’a pas les faveurs des temps présents. La France n’échappe pas à cette disgrâce. Pourtant, que de bienfaits la démocratie a-t-elle permis à travers l’histoire de notre pays. L’égalité des chances et des droits, la laïcité, la solidarité nationale, l’assistance publique, le pluralisme des médias, la garantie d’un mécanisme contractuel (retraite), la sécurité sociale, l’éducation pour tous, la mobilité sociale, la lutte contre la corruption, le contrôle des dirigeants, l’impôt, la culture pour tous… la liste des profits est longue. S’il existe un régime juste, c’est celui de la démocratie. Juste et difficile à assurer. De façon déconcertante, on lui oppose cependant d’autres modèles moins engageants, mettant en danger ce que la politique a inventé de plus stable : les élections. Certains sont prêts, par leur vote, à tenter l’aventure de ce qu’un commentateur éclairé, Brice Couturier, appelle la « démocrature », un semblant de démocratie qui voile à peine sa marque dictatoriale mais revendique sa fibre nationaliste. D’autres ne cachent pas leur admiration pour des dirigeants autoritaires, rivalisant dans le fond de commerce national-populiste et impérial, Poutine, Trump, Erdogan, Xi Jinping. Bien d’autres en sont les caricatures, aux Philippines, en Corée du nord, au Vénézuela…

La fatigue de la démocratie est une maladie courante.

Dans les pays d’Europe, elle se manifeste par des symptômes divers. L’un des plus virulents est l’effondrement des partis de masse traditionnels, de droite comme de gauche. Cette désaffection témoigne de la mise en doute des représentants du peuple et du vote. Les vieux partis dirigés par des personnalités historiques n’ont plus les ressorts suffisants pour mobiliser les citoyens qui désormais doutent de la capacité de leurs représentants élus. Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot parle de « l’extrême difficulté du gouvernement démocratique», ou l’«immense espérance» et la «colossale déception» de la démocratie ( in Qui doit gouverner. Grasset 2011). Manque de leaders susceptibles de revitaliser le débat d’idées, promesses non tenues, opacité des décisions, cumul des mandats, querelle des chefs….

Bref, les électeurs ne se sentent plus concernés par la chose politique. Ils doutent de la démocratie et s’en lassent. Marcel Proust voit juste en cette occurrence : « Chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s’imaginent qu’aucun changement n’aura plus lieu, de même qu’ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent plus croire à l’aéroplane », écrit-il.  Comme souvent dans l’histoire, les partis émergents à l’extrême, parce qu’ils n’ont pas l’expérience du pouvoir en profitent généralement de la défiance de l’opinion en opposant une vision populiste d’appel au peuple, empreinte de démagogie, mais propre à satisfaire une doxa désorientée qui, finalement, se demande si ce n’est pas le système démocratique lui-même qui fait défaut. Résultats, les démocraties sont menacées d’un blocage du système.

Raison et démocratie ne sont pas compatibles soutenait, voilà plus de cent ans, le sociologue allemand Max Weber. Les citoyens ont le sentiment de ne plus disposer de commande politique pour orienter le pays. Et pourtant, ils n’ont pas d’autre choix que de faire confiance. « Les vraies questions ne sont pas posées et les gouvernants fuient devant l’énoncé de ces questions, contraints qu’ils sont par des règles qui s’imposent à eux et dont ils ne sont pas capables d’expliquer la raison. Le sentiment est que le pays est menacé dans un monde menaçant, sans disposer des outils politiques capables de répondre à cette situation », souligne Marcel Gauchet (Lire  » A l’épreuve des totalitarismes  » (Gallimard)). « La question n’est pas de chercher des personnes de la société civile qui immédiatement adoptent les codes du monde politique, mais de faire en sorte que les préoccupations de la société civile entrent dans la sphère politique ». Dans Les Ennemis intimes de la démocratie (2012), Tzvetan Todorov fait la démonstration que, si elle n’a plus d’ennemi global ni de rival planétaire depuis 1989, en revanche, nouveauté de notre temps, la démocratie secrète, désormais, les forces qui la menacent :  « ces forces sont supérieures à celles qui l’attaquent du dehors ». Il en identifie quatre : « la démocratie par les bombes» d’après la guerre froide, forme de messianisme politique des démocraties contemporaines qui rappelle l’ère des guerres coloniales ; l’ultralibéralisme, qui refuse toute place à l’action politique et ne propose aucun idéal commun ; l’hyperindividualisme généré par l’ultralibéralisme ; le populisme, qui s’est renforcé au détriment de la démocratie,  en Europe depuis la fin de la guerre froide. » Mais le sociologue ne désespère pas : «J’aimerais penser  qu’un renouveau démocratique trouvera un lieu propice dans le continent  qui a vu la naissance de  ce type de régime : l’Europe ». Vulnérable face au fait totalitaire, la démocratie est durable bien que fragile. Et l’Europe en est un exemple, malgré les vicissitudes.

Absence, indifférence, conscience

La réponse n’est pas seulement la méfiance à l’égard des appareils politiques, mais aussi le déficit de confiance accordé à l’état dans un contexte où la sociale-démocratie, convertie au social libéralisme, s’écroule. Les partis et les institutions ne sont pas les seuls en cause dans cet affaissement de la conscience politique. Les peuples ont beau se plaindre, ils ont aussi leur part de responsabilité. Renoncement à ses devoirs, manque d’engagement, éducation civique insuffisante… les fautes sont partagées.

Dans ce climat de défiance institutionnelle, rien d’étonnant à ce que les citoyens les plus engagés s’inquiètent pour l’avenir de la démocratie représentative telle que nous la connaissons. La légitimité même du gouvernement est remise en cause lorsqu’il est élu par une faible proportion de citoyens. Et c’est donc la rue qui parle, invoquant le fait que les non votants sont forcément des opposants. Mais la protestation hors vote reste minoritaire. Occupy Wall Street aux Etats-Unis, Podemos en Espagne, et les quelques Indignés en France, s’enfoncent dans les mêmes impasses. Tous ces mouvements connaissent la même trajectoire mettant en cause le fonctionnement démocratique plus que le contenu. Faute de débouchés intellectuels et politiques, ils s’essoufflent et se découragent. Bref, la démocratie ne fonctionne pas bien. Dans son livre « La haine de la démocratie », Jacques Rancière cible le problème posé. « La démocratie n’est fondée dans aucune nature des choses et garantie par aucune forme institutionnelle. Elle n’est portée par aucune nécessité historique et n’en porte aucune. Elle n’est confiée qu’à la constance de ses propres actes ».

Abstentionnisme

Le désinvestissement citoyen trouve sa plus actuelle manifestation d’indifférence dans l’abstentionnisme. Dominique Reynié, président de Fondapol, distingue deux formes d’abstention: l’abstentionnisme de l’indifférence, et l’abstentionnisme contestataire. « Voter est inutile parce que, dans certaines circonscriptions, le résultat est connu d’avance, ou que leur candidat n’a aucune chance de gagner » disent les jeunes qui affirment que quelque soit le résultat du vote, leur vie ne changera pas. De toutes les façons, c’est la commission européenne de Bruxelles qui décide, avancent ces derniers pour expliquer leur désaffection. Au fond, le vote permet-il réellement à l’électeur d’avoir la moindre prise sur les politiques menées, insinuent les abstentionnistes? Fatalisme assumé ou bien absence de réflexion ?

Ce hors-jeu politique signe une forme de refus de prendre ses responsabilités. Qu’une génération s’exclut elle-même du choix d’un représentant au pouvoir se confond à une forme de suicide politique qui dans l’histoire a mené à des catastrophes. Que des citoyens ne votent pas ne veut pas dire que le résultat des élections, sans eux, n’est pas démocratique. Les non votants doivent assumer que d’autres choisissent à leur place. Déposer son bulletin dans l’urne est un gage de démocratie, aussi imparfaite soit-elle ( ce qu’elle est par définition). Voter est un devoir citoyen et surtout nécessaire. Ceux qui arguent qu’ils sont mal représentés par les grands partis, en lesquels ils ne se reconnaissent pas, ne devraient pas être aussi bloqués dans leur décision. Car il  reste les petits partis sur lesquels on peut reporter son vote, quand bien même tel ou tel candidat n’incarne pas précisément l’idée qu’on se fait d’un représentant du peuple.

Aux exigeants, Il y a toujours un mieux ou un moins pire. A vrai dire, aucun candidat ne correspond à l’image qu’on a du représentant idéal ni n’est susceptible de répondre exactement à ses aspirations. Le représentant de ses rêves, député, maire ou président n’existe pas. Bien présomptueux serait le votant qui pense que le bon candidat serait celui qui lui ressemble. Il n’y aurait dans le panel rien qui ne soit digne de soi. Aussi bien s’abstenir n’est pas un argument de raison, c’est une excuse. Une des règles de la démocratie est qu’en votant, on contribue à fabriquer la loi, et il est donc normal de lui obéir. Mais en refusant de voter, il est alors facile de se justifier en avançant que la loi a été faite sans son concours. Et par conséquent de ne pas la respecter, de rejeter les règles de la vie en commun. Trop commode ! L’histoire enseigne qu’on a toujours tort de refuser son rôle de citoyen sous de mauvais prétextes. Surtout en démocratie, régime dans lequel l’autorité est dans les mains du peuple, lequel délègue aux élus. L’histoire fait payer cher pareil refus.

Plus démocratiquement reprochable est le panurgisme de l’abstentionnisme, soit le comportement d’individus qui suivent un modèle, une mode ou un mouvement par simple principe, sans réflexion ou choix délibéré de leur part.  Oui au vote obligatoire quand la démocratie est en danger par le désengagement. Comment faire la fine bouche quand on ignore les programmes ? Comment se plaindre quand on refuse sa place dans la cité ? Comment se dire trahi quand on n’a même pas voté ? L’indifférence serait-elle une forme de lâcheté ?

Contre l’indifférence, le vote obligatoire

Selon le principe évident que personne ne vit en suspension dans l’air, personne ne peut s’extraire d’avoir les pieds sur terre. « Je hais les indifférents », disait le philosophe italien Antonio Gramsci qui considérait qu’il était indécent d’être étranger à la vie de la cité. « L’indifférence est le poids mort de l’histoire, ajoutait-il. L’indifférence agit vigoureusement dans l’histoire. Elle agit passivement, mais elle agit. Elle se fait fatalité; elle est ce quelque chose que l’on n’attendait point; ce quelque chose qui bouleverse les programmes, renverse les plans les mieux établis; la matière brute qui se rebelle devant l’intelligence et l’étrangle. Les événements, le mal qui s’abat sur tous, le bien que pourrait engendrer un acte héroïque (de valeur universelle), ne dépendent pas tant de l’initiative du petit nombre qui agit, que de l’indifférence, de l’absentéisme de la multitude. (…) Mais, si je hais les indifférents, c’est aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me sont insupportables. » Les indifférents sont aussi ceux qui, à force de s’absenter du débat éthique ou politique finissent par « banaliser le mal ». La citoyenneté suppose, dans les régimes démocratiques, la participation à la souveraineté nationale et donc des droits politiques. Dénoncer l’indifférence est un enjeu éthique qui inspire la nécessité de l’engagement. A l’instar de la  république qui définit le citoyen comme celui qui sait s’abstraire de ses particularités pour participer à l’intérêt général.

La formation des citoyens à la démocratie n’est pas une mince affaire.

Négligée par les élites, la formation permanente et l’information citoyenne sont davantage assumées par les associations que par les partis politiques qui ont abandonné cette attribution. Mais pour accéder à la connaissance, il ne suffit pas de se proclamer citoyen, il faut qu’il y ait une forme d’engagement, de participation de soi au monde. De l’instruction civique, sur les bancs de l’école, au bureau de vote lors des élections, le parcours du citoyen est constitué d’occasions d’engagements dans la vie publique, qu’il s’agisse de l’expression politique, de la morale éthique ou d’un principe de prudence.

Trois générations du XXème siècle ont connu ces moments, mais pour chacune de façon différente. D’une part, celle qui a vécu la guerre et qui a le sens de l’histoire. D’autre part, celle à qui la guerre fut racontée (en général par les parents ou grands parents) ou enseignée dans les écoles. Cette génération a la conscience de l’histoire. Enfin, reste la génération de la bonne conscience sans histoire. L’enjeu pour cette jeune génération est de retrouver le sens de l’histoire pour avoir prise sur l’avenir. Bref de gagner sa liberté et d’éveiller sa conscience. « Quelques uns font et puis pensent : ce qui est plutôt chercher des excuses que des expédients. D’autres ne pensent ni devant ni après. Toute la vie doit être à penser, pour ne point égarer. La réflexion et la prévoyance donnent la commodité d’anticiper sur la vie » conseille Baltasar Gracian dans « L’art de la prudence ». ( Rivage Poche. 1994). Liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de circulation, autant de droits civils fondés sur des libertés individuelles offertes par les démocraties ponctuant la vie de la cité. La cité, nous y voilà. C’est bien là autour de l’agora et du forum qu’est née la démocratie.

Le citoyen dans la cité

L’étymologie du mot « cité » vient du latin civis. Le statut de citoyen revêt aussi un caractère moral propre à la vie en commun et à la civilité reposant sur le respect d’autrui et des lois. La cité est la patrie de la philosophie. La philosophie se fait dans la pratique de la ville, dans le débat permanent, dans le tumulte des opinions, dans le théâtre même de la vie. Le théâtre est le prolongement de la réflexion philosophique. Et la démocratie puise là son essence.

Mais être citoyen, c’est aussi faire preuve de solidarité et d’altruisme, assumer des devoirs, être obligé, au sens de l’obligation morale. S’engager, c’est assumer les risques de l’action. S’engager, c’est aussi ne pas céder à la peur, ni au repli sur soi. La France est une démocratie et elle exige une participation de la cité pour pouvoir fonctionner. La démocratie, soutient Claude Lefort, l’un des penseurs du totalitarisme, est le seul régime qui accepte les contradictions au point d’institutionnaliser les confrontations. « Plutôt que se replier sur elle-même, la cité accueille le conflit et invente, à l’épreuve des événements et des tumultes, des “réponses” qui permettent de tenir en échec à la fois la menace constante de la tyrannie et la menace constante de la licence ». Comme le souligne Dominique Schnapper (lire l’article : Guide Républicain. CNDP. 2004), le citoyen n’est pas seulement un sujet de droit individuel, il est aussi le détenteur d’une part de la souveraineté politique qui lui permet de participer à la vie politique dans la cité et d’être candidat à toutes les fonctions publiques. La citoyenneté suppose, dans les régimes démocratiques, la participation à la souveraineté nationale et la jouissance de droits politiques. C’est l’ensemble des citoyens, constitués en collectivité politique ou en « communauté de citoyens » qui, par l’élection, choisissent les gouvernants et le mode de gouvernance.

En contrepartie, le citoyen a l’obligation de respecter les lois, de participer aux dépenses collectives en fonction de ses ressources et de défendre la société dont il est membre, si elle se trouve menacée. Seuls comptent ceux qui s’engagent laissent entendre la plupart des penseurs de la démocratie. Pour le père fondateur du personnalisme, le philosophe Emmanuel Mounier, « une personne se prouve par des engagements ». Le personnalisme appelle d’abord à une conversion intérieure et intime, puis met en garde contre les difficultés et les limites de l’action et de l’engagement, ce dernier étant « le maître intérieur » ultime, celui qui, suscitant l’indignation, enclenchera une prise de conscience, puis déterminera le sens de l’action. Selon Paul Ricoeur : «  la conscience de l’extrême fragilité des démocraties doit nous habiter parce que c’est la fragilité par excellence. Il y a un fragile physique et un fragile humain, et la responsabilité c’est de se reconnaître en charge de la protection de ce qui nous est confié ». « L’homme n’est rien d’autre que son projet » ajoute Jean-Paul Sartre (in L’existentialisme est un humanisme). Une once d’action vaut une théorie d’occasion. On s’en doute, il ne s’agit pas de gagner un nouveau territoire mais de définir une raison pratique, un processus, une dynamique, un engagement, une éthique. Dans « Le pouvoir de l’identité » (Fayard), le sociologue Manuel Castells évoque les identités-projets, « lorsque des acteurs sociaux, sur la base du matériau culturel dont ils disposent, construisent une identité nouvelle qui redéfinit leur position dans la société et se proposent de transformer l’ensemble de la structure sociale ». « Agis dans ton lieu, pense avec le monde » conseille pour sa part l’écrivain Edouard Glissant.

 

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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