Yan de Kerorguen

Simone Veil vient de disparaître. Il nous semblait juste, à travers elle, de faire l’éloge des Justes, cause à laquelle elle fut intimement attachée.

 

La notion de « Juste » trouve sa plus noble illustration dans l’histoire discrète de ces gens invisibles et anonymes élevés à la dignité de « Juste parmi les Justes » qui, à leurs risques et périls, ont spontanément et naturellement accueilli et sauvé des milliers de Juifs menacés de la déportation, sans revendiquer un quelconque brevet d’héroïsme. Cette figure méconnue dans l’univers de l’engagement en Europe est encore ignorée des jeunes générations de Français jusqu’à l’entrée en janvier 2007 des 2700 justes français au Panthéon. Une histoire qui mérite d’être rappelée. Les Justes ne disent en général rien de leur geste. Ils sont invisibles, anonymes sauf depuis qu’on appose leur nom sur une liste. Certains même refusent d’en parler. Avoir sauvé des enfants juifs, c’est normal. Pas de médaille. L’élan solidaire des Justes, en France, a permis de préserver la vie de milliers de Juifs pendant la seconde Guerre Mondiale. Les Justes ont montré que même dans des circonstances tragiques, bravant la peur et les risques, on peut de façon individuelle ou à plusieurs, sans forcément épouser une cause partisane, s’interposer face au “terrible” et à l’ignoble. « Les actes des Justes prouvent qu’il est possible d’apporter une aide sans avoir d’armes ni de moyens, sans rechercher aucune récompense ou compensation en contrepartie de l’aide apportée. Chacun d’entre eux était conscient qu’en apportant cette aide, leur vie, leur sécurité ou leur liberté personnelle étaient menacées, les nazis considérant l’assistance aux Juifs comme un crime ». ( Mémorial de la Shoah)

Pourquoi évoquer à cet instant la cause des Justes? En ces temps où l’évocation de la guerre n’a jamais été aussi présente dans nos esprits, qu’il s’agisse de l’Ukraine, vingt ans après la Yougoslavie, ou du djihadisme terroriste, en ces moments ou l’antisémitisme exprime une virulence rarement atteinte (attentats contre les synagogues, slogans antisémites dans certaines manifestations, profanation des cimetières, atteintes personnelles …), en cette période ou l’Europe peine à trouver sa stabilité et doit faire face à des crispations nationalistes menaçantes, le rappel de la morale citoyenne est une priorité. Et l’exercice de la mémoire est au premier plan, comme le pense Patrick Cabanel, dans son livre « Histoire des Justes en France ». (Armand Collin. Paris 2012). « La mémoire, qu’elle soit nationale ou communautaire, a une réelle perspective performative : se souvenir, c’est aussi agir », soutient-il. Agir, marcher, pour maintenir l’équilibre. Car dans ce monde sans mémoire, du tout et son contraire, nous titubons de l’un à l’autre. Tel désespérant de trouver une voie, un modèle. Dans cet univers du « tout est équivalent » où toutes les opinions se valent, où la morale nous échappe, où la raison et la vérité sont déconsidérés, nous errons, aveugles, dans une sorte de conformisme social, incapables de reconnaître le beau, le bien, le juste.

De ce court raisonnement, peut-on tirer la leçon que l’activité de penser et de juger la plus digne d’éloge pour satisfaire à la morale individuelle est celle du Juste ? J’en suis convaincu. Privilégiant le Juste sur le bien, le modèle a ceci de pénétrant qu’il écarte une critique fourre-tout, dictée par l’époque dès qu’on adopte un point de vue moral ou qu’on témoigne de l’empathie, celle de la bienveillance à laquelle les malveillants associent le terme dévalorisant de « bisounours ». Dans son intimité avec le réel, passeur-témoin de vérité fondamentale, la figure du Juste ne peut pas être soupçonnée de bonne conscience appliquée. Elle est juste là, à point nommé, rare mais pénétrante, aux moments propices de l’histoire. Nous sommes aujourd’hui sur la ligne de crête de la mutation (numérique, écologique, énergétique…) entre deux époques, sur la corde raide. La justesse est la sagesse pratique qui nous aide à accomplir ce chemin, en citoyen funambule. Elle est politique. Peut-être le Juste est-il celui qui fournit la plus belle référence (acrobatique) au politique.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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