Disparu le 20 juin dernier, Edgard Pisani (1918-2016) représente l’illustration parfaite du grand serviteur de l’Etat –préfet, sénateur, haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie, ministre, conseiller du chef de l’Etat (François Mitterrand), membre de la Commission Européenne, président de l’Institut du Monde Arabe-dont le plus grand mérite aura été de parfaire la modernisation de l’agriculture française dans les années 60.

Détenteur du record de longévité à la tête du Ministère de l’Agriculture –août 1961 à janvier 1966- Edgard Pisani avait été choisi par le général de Gaulle pour amplifier la réforme de l’agriculture lancée en 1960 par la loi d’orientation. Mais si la loi de 1960 porte le nom de Michel Debré, alors Premier ministre, sa rédaction ayant été mitonnée par les conseillers du chef du gouvernement, la loi complémentaire de 1962 reste comme la loi Pisani, devant tout son contenu au successeur rue de Varenne du pâle Henri Rochereau.

Dès son entrée en fonction, Edgard Pisani ne fait mystère de son ambition : aller plus loin encore que la loi d’orientation qui se fixait comme objectif « d’établir la parité entre l’agriculture et les autres activités économiques ». Il soutient les thèses du CNJA –Centre National des Jeunes Agriculteurs- pour mettre fin à ce que son leader le jeune Michel Debatisse avait répertorié comme les faiblesses du monde agricole : « bas niveau de vie, absence d’espoir, vie difficile pour les femmes, inaptitude à la vie économique moderne, sous-développement culturel ». S’exprimant devant le Sénat, le jeune ministre de l’agriculture n’y va pas par quatre chemins : : « le premier obstacle à la solution du problème agricole est le conservatisme de la profession elle-même qui offre à toute réforme, à toute entreprise de rénovation, une résistance extrêmement lourde … Nous n’avons pas le droit, au nom du respect monstrueux que nous vouons à tout ce qui est petit, de maintenir en esclavage des familles dans des exploitations qui ne pourront jamais les nourrir ».

Au début des années 60, l’agriculture française traverse une forte crise qui se traduit par de violentes manifestations- un mort, un CRS lors d’un rassemblement à Amiens en 1960, la « prise de la sous-préfecture » de Morlaix par des paysans en colère en 1961- et souffre de structures modestes –plus de 80 % des exploitations disposant de moins de 20 hectares- et d’une population vieillissante. L’heure est venue, estime Edgard Pisani, de procéder à une vaste réforme structurelle devant permettre à l’agriculture française de « faire bonne figure » dans le nouvel ensemble européen qui se dessine avec la mise en place de la Politique Agricole Commune.

Votée dans un temps record en juillet 1962, la loi d’orientation complémentaire comprend plusieurs mesures déterminantes qui vont reconfigurer la carte de l’agriculture française : le droit de préemption des Safer (destiné à favoriser le développement des exploitations des jeunes agriculteurs) ; la constitution de groupements de producteurs et de comités économiques pour fortifier le pouvoir économique des agriculteurs…

Ce dispositif fondateur de 1960-1962 qui se traduit également par la mise en place pour les agriculteurs d’un régime de protection sociale obligatoire et d’un système de formation technique, sera complété sous « l’ère Pisani » par différentes lois: régime contractuel en agriculture (1964), modernisation du marché de la viande (1965), élevage (1966).

Les moyens financiers publics vont suivre : en dix ans, entre 1954 et 1964, le budget de l’agriculture bondit de 1 % à 10 % du total du budget de l’Etat. Les résultats de cet engagement sont à la hauteur : entre 1964 et 1984, 659 000 agriculteurs ont bénéficié de l’Indemnité Viagère de Départ (IVD), 1,4 million d’hectares ont été acquis par les Safer, 12 millions d’hectares remembrés (entre 1945 et 1984 sur les 18 millions d’hectares susceptibles de bénéficier de cette action qui sera critiquée par les défenseurs de l’environnement et dont l’ampleur sera regrettée plus tard par Edgard Pisani lui-même), 38,2 % des enfants d’agriculteurs de 16 à 18 % scolarisés en 1968 (35,4 % chez les ouvriers) contre 7,5 % en 1964 (16,3 % chez les ouvriers)…

La Vème République comptera quelques ministres de l’agriculture de premier rang, comme son successeur immédiat Edgar Faure ou encore un spécialiste tel que Michel Cointat ou bien entendu Jacques Chirac, qui fit adopter notamment des mesures de soutien en faveur des éleveurs des zones de montagne et mena de vifs combats à Bruxelles. Il n’empêche. Par son action globale, Edgard Pisani reste l’un des meilleurs Ministres de l’Agriculture, sinon le meilleur, que la France ait connu, non seulement depuis la Libération, mais peut-être même depuis qu’existe le Ministère. Longtemps après avoir quitté ses fonctions ministérielles, il continuera d’ailleurs à propager sa foi dans une agriculture forte et diverse : « Le Monde, aimait-il à dire, aura besoin de toutes les agricultures du monde pour nourrir le monde ».


(*)Fils d’agriculteurs bretons, diplômé de l’ENA (1969), membre de plusieurs cabinets ministériels, ancien directeur général d’Unigrains, auteur du Que Sais-je ? L’agriculture française (PUF), spécialiste des marchés mondiaux agricoles et créateur de l’indice du bonheur mondial (publié par Globeco), Pierre Le Roy publiera cet automne « L’histoire de l’agriculture française de 1867 à nos jours ».

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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