J’ai deux bons amis qui, en tous points, s’opposent dans leur façon de penser. Cependant, un certain nombre de choses les réunit : l’intelligence, les livres, la politique. Sans compter le respect qu’ils se témoignent et le plaisir qu’ils éprouvent de discuter ensemble. L’un est directeur de recherche et rationaliste, amateur d’art à ses heures. Il lui arrive de pleurer en écoutant de la musique. L’autre est maître de conférence en philosophie de l’esthétique, Deleuzien tendance Lyotard, espiègle et ironique. Pour faire court: post modern et un tantinet relativiste.
Le premier possède l’art du raccourci. Sa méthode est clairvoyante. Il se sert de la raison mais je n’ai jamais ressenti qu’elle s’appuie sur un dogme, mais sur beaucoup de rigueur scientifique et pas mal d’intuition. Il révèle une immense capacité à englober en un éclair de temps de nombreuses pensées. Son point de vue sur les choses est prompt, argumenté et toujours sensé. Le second est également très cultivé, et très stimulant dans la conversation. Erudit, il est bourré de références, souvent surprenantes. Son jugement est cependant moins sûr et appuyé que le premier. Son rapport à la vérité est qu’elle est souvent illusion: “Tout dépend”. Guettant l’avant-garde, l’inconnu, décrypteur du “noovo”, il sait faire partager son goût pour l’analyse des images. Bref, la compagnie de ces deux amis m’est précieuse. Et j’ai parfois la faiblesse de penser que tous deux apportent aux débats que nous avons, des éléments complémentaires qui s’accordent à ce qu’un philosophe contemporain, Jacques Bouveresse, appelle “la raison sensible”.

Nous avons pris pour habitude d’opposer la loi du cœur et la raison d’état, l’imagination et l’exactitude, la poésie et la science, la sensibilité et la rationalité. Rendue confuse par le déploiement de la multiplicité, l’époque se rassure en s’appuyant sur le binaire des oppositions radicales ou en se reposant sur la paresse nihiliste. En réalité, nous constatons tous les jours qu’on ne fait pas fonctionner un pays ni vibrer une population avec du « tout est relatif ». Pas plus, pouvons-nous rassembler une nation avec une rationalité stricte. Nous voyons bien que la raison catégorique et rigoureuse pèche par une forme d’intransigeance. Ne tombons pas dans la caricature. N’y a-t-il pas du sensible dans la raison et de la raison dans le sensible ?

La science, la raison et la poésie

Si nous faisons l’effort de rompre avec les mauvaises habitudes de l’équivalence et prenons conscience de nos contradictions, nous sommes amenés à admettre que la science n’est pas qu’une affaire de mathématique, d’observation et de logique, elle est aussi due a des hasards heureux, des intuitions, des pensées absurdes ou saugrenues venant de chercheurs fantasques. Inventer suppose souvent de s’affranchir des règles, ou tout au moins des mécanismes habituels de la raison. L’intuition, par exemple, joue un rôle non négligeable dans la science. Le mathématicien Cédric Villani la définit comme « la faculté de deviner, par un raisonnement majoritairement inconscient et non formalisé, un élément constitutif important d’une situation complexe, en se basant sur des analogies ou des détails puisés dans l’environnement de ladite situation » (ITW Cahiers d’un monde qui bouge n°6). Et ce dernier d’évoquer la rêverie comme partie intégrante du travail mathématique. « La rêverie est le moment où vous laissez les idées s’exprimer librement, où vous recherchez un problème, une direction, un lien. » La réflexion consciente et organisée ne vient pas forcément à bout d’un problème.

Le travail de l’inconscient prend souvent le relais dans la pensée. Il se manifeste, comme le décrit Henri Poincarré par « un éclair dans la nuit » (Au cours d’une Conférence donnée à la Société de Psychologie en 1908). Intuition, rêverie, nous voilà hors du champ de la conscience et pourtant toujours dans la pensée. C’est ici qu’intervient la notion d’inconscient qu’évoque Villani. La pensée ne se résume pas à la conscience des choses ni même à celle du libre jugement. Elle intègre l’inconscient en cela qu’il arrive à chacun d’entre nous de désirer des choses que nous croyons refuser radicalement et que nous dissimulons.

Même si Freud, « l’inventeur de l’insconscient » n’a que faire des philosophes, il reconnaît sans le crier sur les toits l’influence que Spinoza a eu sur lui. Comme Spinoza, il soutient que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison ». Une chose est sûre : la pensée de Spinoza a créé une atmosphère ouverte sur l’inconscient théorisé par Freud. Si on y regarde de plus près, dans le principe de raison que défend Spinoza, se lit en filigrane une proximité avec le principe de plaisir que Sigmund Freud développera trois siècles plus tard. Spinoza et Freud ont aussi en commun de considérer le désir comme appartenant au monde de la conscience/inconscience. Le père de la psychanalyse est avec Nietszche, l’un des premiers à mettre en évidence le fait que le désir, absent dans le corpus rationnel, doit y trouver sa place. Pour lui, le désir est lié à la raison. Etre raisonnable ne signifie pas renoncer au désir. L’homme, à moins de se confondre à une pure abstration ne peut vivre sans désirer. A la différence de l’émotion qui court-circuite la réflexion, le désir lui la soutient. Il ouvre la porte à la créativité, à la recherche, à l’autre, à la confrontation. Bref le désir à travers ses manifestations dans la création artistique, dans la vie amoureuse, est peut être bien ce qui nous permet d’éviter la dualisme raison/relativisme. Du moins l’hypothèse mérité d’être explorée.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons accepter sans réticence que la rationalité n’empêche pas la créativité. La raison a forcément des contraintes, celles de la rigueur et de la précision. Mais admettons qu’il n’y a pas d’antinomie entre sensibilité et rationalité, juste quelques petits tourments productifs. Prenons la musique et les mathématiques. Les deux sont faites de règles formelles, d’algorythmes et de graphiques. Des l’antiquité, cette intimité est observée par Pythagore qui va jusqu’à voir en la musique une science mathématique. « La musique est un exercice caché d’artithmétique tel que l’esprit ignore qu’il compte » écrit Leibnitz, le père de la raison Les deux langages s’accordent. Ils sont susceptibles de mutuellement « s’inspirer ».

On l’a vu en consultant Spinoza, les mathématiques constituent l’emblème de la raison. Regardons maintenant une partition musicale et laissons un chanteur s’en emparer. De ces signes, de cette mesure, de ces symétries, de cette combinaison de sons, de ces calculs secrets, bref de ce langage quasi mathématique, on se délecte aux consonnances. On obtient grâce à l’art du chant une émotion… sans compter. D’une procédure parfaite, mystérieuse nait le plaisir. Cette digression par la musique permet de mettre en évidence l’intimité entre équation et émotion, entre raison et forme sensible. L’énigme des règles musicales traduites en sons est de la même étoffe que la coulisse de la raison sensible. « Imaginer des sons, des univers, grâce à des formules mathématiques ou sous la forme de mélodies participe au même processus de recherche intellectuelle » souligne dans un entretien Karen Vourc’h musicienne et diplomé en physique théorique.

Qui d’entre nous ne s’est jamais senti tiraillé entre ses passions, ses pensées ou ses désirs, parfois contradictoires, tout en reconnaissant mordicus l’autorité de la raison ? A l’instar des savants, les artistes sont parmi les plus concernés par cet « éclair dans la nuit » qui traverse le travail de création. « Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit » écrit Jean-Jacques Rousseau dans La nouvelle Héloïse (1761). Un fil invisible relie les hommes de l’art et les scientifiques. Leur intellect fonctionne de la même façon pense Paul Valéry : « Il n’y a pas de différence, autre que nominale entre les manoeuvres intérieures d’un artiste ou poète et celle d’un savant ». La science se fait grâce à la raison mais aussi à l’imagination. La sensibilité de l’intellect, sert les équations autant que les alexandrins.

Gaston Bachelard montre dans son œuvre le lien intime qui unit la science et la poésie. On peut découvrir dans ses écrits une « philosophie de la créativité humaine, de la volonté, du logos donneur de sens, dans une double perspective, la perspective de la science et celle de la poésie ». On y décèle un « romantisme de l’intelligence, une théorie transcendantale de l’imagination créatrice ». Pour Paul Ricoeur, l’imagination n’est pas, comme on le croit trop souvent, « la folle du logis » mais un moyen très sérieux de donner à voir la vérité par l’examen des possibles. L’imaginaire est ainsi un instrument privilégié de la connaissance. La métaphore, par exemple, n’est pas qu’une figure de rhétorique. En jouant avec les comparaisons, elle possède la qualité de mener l’image au sens. Le monde de l’imaginaire est un monde retrouvé, la poétique imagée de la métaphore venant enrichir le réel du quotidien par la ressemblance. En somme, Paul Ricoeur voit dans l’imagination une dimension éthique qui raconte une autre histoire que l’histoire officielle et par là même indique une autre voie, l’horizon d’un monde étranger à nous-mêmes. Elle « refigure » l’action et l’éclaire avec force d’un jour nouveau, un peu comme dans la tragédie.

Rationalité sensible ou sensibilité rationnelle

« Parmi les leçons que j’aimerais voir transmises au prochain millénaire, celle-ci figure en première place : une littérature que caractérisent le goût de l’ordre intellectuel et de l’exactitude, l’intelligence de la poésie jointe à celle de la philosophie et de la science, comme celle dont Valéry donne l’exemple dans ses essais et dans sa prose ». Ainsi parlait Italo Calvino lors d’une conférence à Harvard, en 1985. Cette leçon est aussi celle que donne à sa façon le philosophe Jacques Bouveresse qui, pour notre édification, cite cette phrase de Calvino.

Selon ce dernier, qui revendique la rationalité, la sensibilité est un des ingrédients mésestimés de la raison. La sensibilité n’est pas seulement une expression de la subjectivité intérieure, c’est une éducation à la connaissance intellectuelle et affective. Il existe une sensibilité de l’intellect. A ses yeux, l’intellect a lui aussi ses sensations, ses affects. On ne lutte pas contre le mal être avec seulement des arguments rationnels mais avec du sensible, avec du coeur. En rationaliste convaincu, il rappelle qu’il importe de subordonner « le désir de juger au devoir de comprendre ». La raison sensible, il la trouve, entre autres, dans les livres. Il suffit de songer à la quantité de vérité que contient par exemple un roman de Flaubert ou le théâtre de Shakespeare ou encore chez les Russes. « L’esprit a beau faire plus de chemin que le cœur, il ne va jamais si loin », écrit Feodor Dostoievski, dans les Carnets du sous-sol (1864) .

Oui le cœur a ses raisons que la raison connaît. « Un cœur intelligent », tel est le titre d’un livre de Alain Finkielkraut en forme d’oxymoron. Quand on lui pose la question : Un coeur intelligent n’est-il pas trop rationnel, trop raisonnable, trop intellectuel? Finkielkraut répond : « Je crois, au contraire, que l’intelligence laissée à elle-même est un des vertiges de la modernité: le vertige du fonctionnalisme de la raison instrumentale et, pour le dire de manière plus abrupte, de la bureaucratie. Quant au coeur, libéré de toute astreinte, c’est, au mieux, le kitsch (on vient de le voir se déployer au moment de la mort de Michael Jackson) et, au pire, l’idéologie. L’idéologie au sens d’une division du monde en deux camps, une sorte de réduction du phénomène humain au mélodrame. Je crois que l’expérience totalitaire nous impose de relier le coeur et l’intelligence car leur disjonction est dévastatrice. ».

De la même façon, le désir ou le devoir livrés à eux-mêmes nous font manquer l’essentiel. D’où l’intérêt de relier le cœur et la raison. Ni pur esprit, ni pure matière, l’être humain est incapable de gérer ses émotions s’il se laisse mener uniquement par son affectif et s’il ne prend pas soin de sa raison. Chaque sujet social est à la fois un « acteur partial » obéissant à ses passions et à ses intérêts, mais il est aussi un « spectateur impartial ». L’amour lui donne raison. « La raison de l’amour, c’est l’amour », écrit Vladimir Jankélévitch (Qui suis-je ? (1986). Là où l’amour n’existe pas, la raison, elle aussi, est absente.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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