La « stagnation séculaire » : tel est le mal du siècle ! Un terme employé par les pessimistes pour caractériser cette sorte de retraite économique des sociétés, dont les experts conviennent qu’elle peut durer longtemps.

Le constat est presqu’ironique. Ce phénomène d’usure économique intervient au moment même où le vieillissement de la population se densifie. Ca tombe mal. A cause de l’endettement massif des Etats, du déclassement des jeunes générations, de la montée des inégalités, de l’inefficacité des systèmes de formation, nous serions donc condamnés à ne plus croître, à stagner dans l’obligation de répartir les emplois existants. La conjoncture n’est pas optimiste, en particulier pour les jeunes dont le chômage atteint des proportions à peine pensables dans de nombreux pays. Aussi bien entend-on souvent la petite musique des « c’était mieux avant.» Chez les plus jeunes, le refrain est parfois entonné sur l’air de la rancoeur, avec une petite note de reproche sur l’égoïsme des aînés : « les vieux ont tout accaparé.»
Considérés comme privilégiés ou perçus comme un fardeau, les vieux sont-ils un problème ?

Chanceux, les seniors ? Idéale leur condition actuelle? Tout dépend. Car en ce domaine, les inégalités sont criantes, selon qu’on est cadre et en bonne forme ou ouvrier et en mauvaise santé. A première vue, on est tenté de penser que les seniors d’aujourd’hui sont mieux lotis que ne le seront les seniors de demain. En outre, leur sort semble plus enviable que celui que connaitront les jeunes générations. De là à dire qu’ils sont privilégiés et qu’ils vivent sur le dos de leurs enfants et petits enfants, dans l’indifférence, l’oisiveté, le nantissement, de là à penser qu’ils sont responsables des difficultés des jeunes, les clichés ont la vie dure. Certes, en tant que génération du baby boom, les seniors ont tiré bénéfice des Trente Glorieuses et du plein emploi. A cette époque-là, l’ascenseur social n’était pas en panne, les utopies possibles, et l’accès au logement plus ouvert. Mais, toutes proportions gardées, la situation d’une grande majorité d’entre eux reste modeste.

Le chômage longue durée

Depuis quelques années, les indicateurs mettent l’accent sur une paupérisation à court terme des seniors. En particulier, ceux qui vivent en dehors des grandes villes. A vrai dire, les revenus des retraités de + 60 ans – ils représentent un quart de la population – restent très inégaux, selon qu’on est artisan, ouvrier, paysan, cadre d’entreprise, fonctionnaire. Ils sont aussi plus inégaux devant l’emploi, comme en témoignent les chiffres insolents du chômage longue durée, à partir de 50 ans. Ils se fragilisent. La fragilisation commence avec le chômage longue durée pour les uns et la retraite pour les autres. C’est une des quelques exceptions françaises : l’âge est un facteur discriminant important dans l’entreprise. Les seniors le savent et le vivent mal. Trop de pression, réduction des effectifs, la France est un des rares pays développés qui n’a, grosso modo, qu’une seule génération au travail. La durée d’activité est en effet extrêmement concentrée dans la tranche d’âge des 25-54 ans. En réalité, les difficultés de garder un statut dans l’entreprise et le sentiment de fragilité commencent une dizaine d’années plus tôt. « Pendant les années qui précèdent le départ en retraite, la proportion de personnes déclarant un mauvais état de santé ne cesse d’augmenter pour atteindre 20% des personnes interrogées », révèle une étude de l’Inserm1. Mais de manière inattendue, la suite de l’étude indique que « cette tendance s’inverse au moment de la retraite pour ne représenter plus que 14% un an après la cessation d’activité.» Cette amélioration de l’état de santé perçu observée toutes catégories socioprofessionnelles confondues ne permet pas de conclure hâtivement qu’il est mauvais pour la santé de travailler après 55 ans. « Toutefois le ressenti des participants devrait être pris en compte pour mettre en place des mesures offrant un environnement de travail adapté aux personnes en fin de carrière.» Ce n’est pourtant pas la tendance.

Une fois passé l’âge de 45 ans, les entreprises hésitent à investir dans leurs seniors. Terminées les promo et autres avancements. Finies les formations requalifiantes. Il reste le placard ou parfois de vagues propositions de travail à domicile en temps partiel. Plus poliment, a-t-on formulé la proposition de « deuxième carrière » dans l’objectif de ralentir la densité du travail du cadre afin de libérer la place et de permettre la promotion des plus jeunes. Le message est vite compris : on a plus vraiment besoin de vous. Aussi bien, sous la pression, 66% des cadres seniors souffrent-ils de stress. La peur d’être inutile, l’incertitude ! Les chiffres sont cruels. Après 55 ans et jusqu’à 64 ans, il n’y a plus qu’une personne sur trois qui occupe un poste (37,8 %). Ce déséquilibre générationnel place la France très en dessous de la moyenne européenne (42,5%). On tombe à 10 % seulement après 60 ans. Seuls les dirigeants échappent au fait d’être « atteints » par l’âge. Bref, l’âge médian de sortie du travail est de 58 ans en France, alors qu’il est de 64 ans en Suède et 68 ans au Japon.

Il est compromis, après coup, d’envisager un retour à l’emploi. Une fois en dehors de l’entreprise, un éventuel reclassement est compromis. Un sur dix seulement a cette opportunité. Auprès des recruteurs, le statut de chômeur âgé, souvent de longue durée, pénalise l’employabilité. Pour Eric le Bourg, chercheur au CNRS, expert de la longévité, la contradiction est patente : la société est atteinte de dédoublement de la personnalité. « D’un côté, elle repousse le départ à la retraite en augmentant le nombre d’annuités nécessaires pour pouvoir y prétendre dans des conditions décentes et, de l’autre, elle pousse ses salariés vers la sortie de l’entreprise parfois dès l’âge de 45 ans.»2

Le premier frein invoqué par les responsables de ressources humaines pour ne pas garder les ainés dans l’entreprise est le coût élevé de leur rémunération. En deuxième, viennent : leur supposée résistance au changement et leur manque de mobilité. Des objections que rejettent les seniors. Selon une nouvelle enquête de A Compétence Egale3, les aînés se disent tous capables d’évoluer et regrettent qu’on ne valorise pas assez leur expérience. Deux tiers d’entre eux sont d’accord pour diminuer leur salaire et une grande majorité d’entre eux sont prêts à changer de fonction et même à déménager en cas de proposition.

Au plan européen, cette motivation est également très nette. Deux Européens sur cinq pensent être capables d’accomplir leur tâche actuelle au-delà de l’âge de 65 ans. Trois salariés européens sur cinq estiment que les autorités de leurs pays devraient autoriser les personnes ayant dépassé l’âge de la retraite à travailler. Un tiers des Européens déclarent qu’ils souhaitent poursuivre leur activité professionnelle après l’âge de la retraite. Ils sont un peu plus de la moitié à refuser l’idée d’un âge de la retraite obligatoire. Pour près des deux tiers, le projet de mixer un job à temps partiel et une retraite partielle apparaît plus intéressant qu’une retraite à part entière. Nombreux sont ceux, parmi les seniors actifs, qui ont le sentiment de ne pas être suffisamment accompagnés pour ce passage à la retraite.

La retraite : un passage redouté

Aussi bien, les seniors en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels ressentent-il avec injustice cette exclusion par l’âge. Une injustice qui a des conséquences humaines. « Avec la retraite, c’est 50% de son réseau personnel qui disparaît, souligne le sociologue Serge Guérin (sur une chaîne de radio nationale) : « Monsieur Martin qu’on détestait, au boulot, soudain nous manque.» Plusieurs états membres de l’Union européenne dont la France ont pris la mesure des conséquences délétères de cette précarisation qui s’apparente aussi à un gâchis de compétences utiles. Depuis le 1er janvier 2010, sont condamnées à des pénalités, à hauteur de 1% de leur masse salariale, les entreprises de plus de 50 salariés non couvertes par un accord de branche, ou qui n’ont pas mis en place un plan d’action spécifique sur le maintien dans l’emploi ou le recrutement de seniors. Un des moyens trouvés par les professionnels des Ressources Humaines pour réussir le vieillissement à la fois au travail et par le travail est de remplacer le système de gestion des emplois par la gestion des carrières dans une optique de prospective personnelle. On peut même parler de cogestion des carrières dans la mesure où l’individu et l’entreprise sont partenaires pour trouver les meilleures solutions. Cette carrière professionnelle « durable » s’appuie sur des dispositifs de formations tout au long de la vie, sur l’amélioration des conditions de travail et sur la gestion des âges dans l’entreprise. Encore faut-il que les acteurs sociaux jouent le jeu.

Le retrait précoce de la vie active, propre à la France, entraîne des situations contradictoires dont l’absurdité complique la gestion économique de la vie des retraités. Comment rendre compatible la sortie du travail à 58 ans avec l’âge légal de la retraite à 62 ans ? A part quelques dispositifs de préretraites et quelques contrats d’insertion (CAE-CUI) les réponses sont pauvres. « Le problème du financement des retraites vient notamment de ce que nous n’avons pas su maintenir en emploi les salariés seniors, âgés de plus de 50 ans » fait observer Anne Marie Guillemard4, sociologue, professeur à l’Université Paris-Descartes. Tout n’est pas rose sous le ciel de la retraite. Comme pour tout événement personnel, le saut dans une nouvelle vie provoque des inquiétudes, les dettes, la santé, l’indifférence. L’appréhension est d’abord financière pour les trois quart des vieux. La faiblesse des indemnités est dans le tiercé de trio de tête des inquiétudes. Une bonne moitié évoque aussi la crainte de ne plus être utile socialement ou de s’ennuyer.

Certains secteurs d’activités parmi lesquels l’économie sociale et solidaire et en particulier l’aide à domicile sont particulièrement touchés par le vieillissement du personnel. Le vieillissement est important, notamment dans le domaine de l’action sociale et l’accueil d’enfants handicaps, mais aussi dans les activités financières et d’assurance, de la santé et de l’enseignement. Ces secteurs représentent 75% des salariés de plus de 50 ans. Les départs en retraite sont surreprésentés chez les cadres. Les postes stratégiques des mutuelles et des coopératives sont les plus en danger.

La fragilisation déborde aussi sur la vie domestique. Tel, le surendettement qui touche principalement les personnes seules à faibles revenus. Les + de 55 ans représentent actuellement près du quart des surendettés contre 13 % en 2001. Selon des associations d’aide au surendettement, beaucoup de ces grands-parents cumulent leurs dettes parce qu’ils viennent en aide à leurs enfants. Ajoutée à cela une pension de retraite qui stagne, un soutien financier accru à leurs enfants connaissant des difficultés (paiement de la scolarité, chômage, entrée tardive dans la vie active, etc.), la prise en charge de leurs parents âgés…la coupe de la précarisation est pleine. Le problème vient de ce que les pays développés doivent désormais concilier les aspirations et les besoins de non plus trois, mais quatre générations. Peut-être même cinq.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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