Jamais l’Union Européenne n’a autant été mise à l’épreuve. Partout, quel que soit le pays, le pessimisme domine. Il faut aujourd’hui se pincer pour entrevoir un avenir heureux en Europe tant la situation du vieux continent semble incertaine. Nous l’avons tant désiré, cette Europe. Et voilà que les égoïsmes triomphent.

Dans un ouvrage récent, « Pourquoi et comment l’Europe restera le cœur du monde – Petit traité d’optimisme », Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, se voulait optimiste sur l’avenir de l’Europe. Ses arguments allaient droit au cœur et à l’esprit. « L’Europe est, de loin, le continent le moins inégalitaire, écrit-il. Elle est le continent où (presque) tout a été inventé : philosophie, valeurs humanistes, arts, sciences, une richesse sans égale. Elle est un exemple envié et copié, bien loin du déclin. L’intégration régionale est voulue partout et un tour du monde des ensembles régionaux en convainc facilement le lecteur ». Un « pays » de Cocagne où il fait bon vivre et que bien des nations nous envient. « Elle demeure le cœur qui donne le rythme, qui irrigue les esprits, qui nourrit la culture qui invente et qui attire ».

Dans ce petit traité, Giuliani se demande : mais pourquoi l’Europe fait-elle rêver à l’extérieur quand elle désespère souvent à l’intérieur ? Dans un autre livre (« Une autre vie est possible »), le journaliste Jean-Claude Guillebaud parle du « seul grand dessein collectif qui survécut aux profanations du XXème siècle ». Et ce dernier de mettre en perspective l’espoir déçu que représente l’Europe du citoyen. Nous sommes nombreux à éprouver pareil sentiment. Il y a deux ans, lors des élections européennes, nous émettions d’importantes craintes sur l’issue du scrutin et la poussée au Parlement des mouvements nationalistes et xénophobes. Les résultats ont été conformes à nos doutes. Voilà que l’Europe du citoyen pour laquelle nous avons tant œuvré, depuis la chute du mur de Berlin semble s’affaisser sous les coups les plus durs qui lui a été donné de connaître depuis sa fondation. De l’Europe, symbole de paix, voilà que s’installe dans les esprits l’ombre de la dislocation.

A qui la faute ?

 Un peu à tout le monde. D’abord à nous, citoyens européens convaincus, pour qui l’horizon européen restait le grand projet politique, économique et social. Nous n’avons pas su nous mobiliser pour faire entendre les idées et les initiatives porteuses de sens, de richesse et de démocratie. Exceptions faites, en France, de quelques associations comme « Sauvons l’Europe » ou « Initiatives Citoyens en Europe », nous avons été absents des débats publics.

Eut-il fallu marteler davantage le caractère inédit de cette aventure politique inouïe dans l’histoire humaine. Comment ne pas saluer la volonté de tant de pays, après des siècles de conflits et de divisions, de s’unir pacifiquement autour de règles communes dans un espace de liberté et d’équilibre? Comment ne pas s’enorgueillir de la force du message d’unité adressé à 500 millions de personnes ? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, d’un commun accord, au-delà du commerce et de la politique monétaire, un continent a su jeter les bases d’une politique d’union en lui assignant des objectifs qui vont bien au-delà des règles de fonctionnement des marchés : la paix, le progrès social, la lutte contre le chômage et contre l’exclusion, la défense de l’environnement, le respect du droit international… Ces fondamentaux sont demeurés déçus. Nous n’avons pas su expliquer et défendre lors du référendum sur le traité constitutionnel, l’enjeu qui se dessinait alors : renforcer le rôle du politique, en consolidant les droits des citoyens et en affirmant de nouvelles exigences sociales et environnementales. Nous n’avons pas été capables de donner corps à un « espace public européen » et relayer les succès des programmes comme Erasmus. C’est la peur de l’arrivée massive du plombier polonais (« la directive Bolkestein ») qui a, en grande partie, crispé le vote au référendum. Le refus de l’Europe s’est alors trouvé légitimé. L’UE est devenu le bouc émissaire de nos turpitudes franco-françaises. Dès lors, après coup, il est devenu compliqué de redonner un élan positif à l’Europe. En instaurant la défiance, le « non » au Traité a créé les blocages qui ont alimenté l’euroscepticisme et favoriser le délitement politique. Ceux qui ont voté « non » ont font miroiter la possibilité de négocier un meilleur texte. Mais ils n’ont rien entrepris.

 La faute aussi à nos dirigeants procrastiniens qui, atteint par le syndrome du « remettre inlassablement à plus tard » n’ont pas su gérer les échéances économiques. L’union monétaire manque d’une gouvernance commune. Alors qu’aux Etats-Unis, la crise des subprimes de 2008 a été maitrisée et qu’on a assisté à la relance de l’économie, en Europe, elle a été mal gérée et sa durée sous-estimée. « On a utilisé le mauvais traitement, comme les médecins de Molière, en pratiquant une purge d’austérité. L’UE n’avait pas les instruments pour y faire face et n’a pas pris les bonnes mesures. On a fait une saignée et on a aggravé la maladie au lieu de la soigner », explique l’économiste Daniel Cohen, dans une interview récent donné à Place Publique. Le prix à payer s’est avéré très élevé. Pour n’avoir pas voulu encadrer la finance et revoir sa doctrine, l’UE et sa zone euro se sont mis à craquer de toutes parts. Depuis longtemps, on pouvait redouter que la machine européenne ne se transforme en machin hétéroclite, aux mains d’une bureaucratie court-termiste et sans vision. Le machin a accouché d’une austérité érigée en dogme. Aveugles à cet engrenage mortifère qui pressurise les citoyens, les autorités européennes ont inventé le Pacte budgétaire et sa « règle d’or » pour annihiler toute tentative de réorientation des politiques. Quand s’est posé le grave problème de la faillite grecque, Bruxelles et le Conseil européen ont été incapable de bâtir de nouveaux mécanismes financiers pour soutenir la Grèce à temps. Il aura fallu attendre que soit arraché dans la souffrance et la discorde un consensus pour éviter la déroute. L’UE, avec l’Allemagne à sa tête, a organisé un sauvetage financier mais en imposant des taux d’emprunts punitifs sur les prêts accordés qui ont divisé l’opinion sur la sévérité des mesures adoptées.

 La faute enfin – on ne s’en étonnera guère – aux anti-européens et détracteurs de l’euro qui ont argué de la technocratie bruxelloise pour alimenter le chauvinisme tout en profitant des avantages du système. Survient aujourd’hui la crise des migrants. Elle révèle les faiblesses de la construction européenne et son incapacité à être clair sur sa stratégie, malgré quelques mesures salutaires comme le Fonds de stabilité, le rachat de dette par la Banque centrale européenne. D’une crise à l’autre, d’accord insuffisant en accord décevant, l’Europe patauge. En 2015, plus d’un million de réfugiés syriens, irakiens, afghans et d’autres ont accosté sur les côtes grecques ou italiennes pour échapper aux persécutions. La solidarité au sein de l’UE vacille, échouant à solutionner un afflux de migrants ne représentant que 0.2% de sa population. En témoignent les dissensions entre voisins à propos des quotas ou des blocages aux frontières que connaissent par exemple l’Allemagne et l’Autriche ou bien la France et la Belgique (la « jungle » de Calais), ou encore le rappel par Athènes de son ambassadrice en Autriche. Défaut de cohérence, mais aussi manque d’humanité. Et c’est la Hongrie qui s’en prend aux valeurs et aux principes sur lesquels l’UE a été fondée. Ou à sa suite la Pologne qui ne veut rien entendre des quotas d’accueil des réfugiés. Peu à peu, l’est s’écarte de l’ouest. Et le destin commun qu’on croyait européen s’enkyste dans le nationalisme qui considère la démocratie comme une faiblesse. Faute d’être contraignant, le Pacte de stabilité a laissé faire les égoïsmes nationaux.

Force est de constater que l’UE manque de fermeté à l’égard de certains de ses membres, arque-boutés à leur souveraineté, qui font fi du droit européen et international sur l’asile, en particulier les adhérents au groupe de Visegrad ( Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie). Presque trente ans après la chute du rideau de fer, on reconstruit des nouveaux « murs », portant atteinte à la première des libertés pour laquelle l’UE s’est constituée ; le principe même de la libre circulation. Et aujourd’hui, on peut s’interroger, les derniers entrants n’ont-ils pas été intégrés trop vite ? Une chose est sûre, les murs sont encore dans les mentalités. Et l’étranger, l’autre, reste une étrangeté pour des peuples de l’ancien bloc de l’est longtemps, soumis à l’empire soviétique. Ces derniers n’ont pas conscience du devoir qui s’impose de porter solidarité à ceux qui ont connu un destin tragiquement comparable. Se vivant psychologiquement encore comme des victimes, ils s’accrochent à une identité ethnique et religieuse qui les rassure. Comme le souligne l’écrivain Slavenka Drakulic, « la psychologie victimaire est toujours très présente dans les ex-pays communistes, avant tout parce que le statut de victime permet d’obtenir des profits matériels. Or une fois acquises l’indépendance et la reconnaissance de ce statut, voilà qu’apparaissent des nouvelles victimes et plus victimes encore ! Dans la mentalité formée par le totalitarisme, les victimes sont exemptes du sentiment de responsabilité, car elles n’ont pas l’obligation d’aider les autres victimes ». Ainsi, sous la pression de ceux qui eux-mêmes avaient connu le franchissement des frontières en barbelé en 1989, en vient-on à remettre en cause l’espace Schengen. Le transfert du contrôle des frontières communes au niveau européen et l’instauration de gardes-frontières et de garde-côtes de l’UE auraient sans doute pu suffire à plus d’humanité. Mais sans Schengen, le risque est grand de voir l’Europe se désagréger.

Rien ne va plus. Difficile de compter sur le courage des politiques. La pusillanimité de François Hollande sur ce dossier n’a d’égal que la dignité de Merkel. Sans doute donner de la voix avec l’Allemagne pour faire entendre la raison des principes fondateurs de l’UE et soutenir avec plus de force l’idée d’une politique d’asile européenne commune eut permis d’avancer. Enfin, face à cet autre danger qu’est le terrorisme, les pays de l’Europe agissent en ordre dispersé. Faute de cohérence, la non communication des données et des informations sur les activités djihadistes dans les pays membres font craindre pour la sécurité des citoyens. Chacun pour soi. Last but not least, le chantage qu’exerce la Grande Bretagne sur son engagement dans l’Europe est un épisode de plus dans la longue série des égoïsmes nationaux. Pour certains, la sortie de la Grande Bretagne (le Brexit) serait un coup dur porté à l’Union. Au moins, cela a l’avantage d’être clair.

A l’évidence, tout ne se vaut pas dans cette Europe à 28. Comment en serait-il autrement quand tout se déroule à la carte ? Si les peuples qui composent l’UE ont une histoire commune, ils semblent ne pas vouloir partager les mêmes valeurs, ni respecter les mêmes règles, ni défendre le socle de droits communs à tous les citoyens de l’Union. Menace de déflagration de l’Europe, poussée des extrêmes droites, danger terroriste, crise financière et épouvantail du chômage, tous les ingrédients sont réunis pour faire penser à un climat d’avant-guerre. Devons-nous craindre un scénario belliqueux ou bien, plus simplement, traversons-nous une des nombreuses crises que l’Europe a du régler ?

Que faire ?

Sous tension extrême, l’Europe aurait pu chuter plus d’une fois. Finalement, bien que considérablement affaiblie, l’UE a pu résister et la zone euro a tenu bon. Jusqu’à quand ? Il n’est plus question aujourd’hui de tergiverser. L’urgence impose des décisions sur les engagements des nations. Cela implique d’âpres négociations, par exemple sur le rôle de la Turquie dans la régulation des réfugiés. Avec le risque énorme qu’un tel pays, non démocratique et autoritaire, n’apporte aucune garantie crédible pour héberger les populations. Mais surtout pour éviter une telle défausse, l’obligation à tous les pays de prendre leur part dans le traitement humain des migrants. Est en jeu la rupture du pacte solidaire européen. La question la plus directe est désormais posée sans détour: Faut-il établir une Europe à deux vitesses? Nos dirigeants seront-ils assez courageux pour soutenir pareil scénario ?

Dans un article du Monde du 5 mars 2016 (Non à l’Europe à la carte, oui à l’Europe à deux vitesses), Guy Verhofstatd, ancien premier ministre belge et député européen, a relancé l’idée d’une Europe à deux cercles concentriques dotée d’un noyau politique dur entouré par une Organisation des Etats européens. Pragmatique, ce dernier estime que l’Europe ne doit pas attendre que tout le monde soit prêt. Il faut avancer. Ceux qui rechignent doivent prendre leurs responsabilités. S’ils ne le font pas, qu’ils restent en marge. Il y a un an, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, a également défendu, une Europe à deux vitesses ainsi qu’une réforme, à terme, des traités de l’Union. Pour lui, comme pour son homologue allemand, Sigmar Gabriel (SPD), l’Europe à 28 doit être « plus simple plus claire, plus efficace et continuer à avancer sur le ¬ numérique et l’énergie . L’avant-garde de la zone euro doit, elle, aller vers plus de solidarité et d’intégration : un budget commun, une capacité d’endettement commune et une convergence fiscale. » Les régimes sociaux seraient aussi harmonisés, avec la création d’une assurance-chômage commune. Il faudrait donner à ceux qui veulent une Europe politique la possibilité, selon les majorités politiques, de définir ce qu’est une Europe qui s’oriente vers une harmonisation fiscale, une identité sociale et une responsabilité écologique. Encore une fois, c’est la question du courage politique qui est posée.

Malgré l’importance des efforts à déployer, l’économiste Pierre Larrouturou , dressant un constat effrayant des dangers possibles, reste optimiste. Dans un petit livre très stimulant, « C’est plus grave que ce qu’on vous dit, mais on peut s’en sortir », le fondateur de « Nouvelle Donne », souligne : « L’histoire montre qu’il est possible de s’extraire de « la spirale de la mort » dans laquelle nos sociétés sont en train de s’enfermer. L’Histoire montre qu’il est possible de sortir du burn out et de la dépression collective ». Et l’économiste de se référer à Roosevelt, quand il arrive au pouvoir en 1933. Alors que l’Amérique touche le fond de l’abîme, Roosevelt, succédant à Hoover, « agit immédiatement avec une détermination qui ranime la confiance ». L’activité législative est prodigieuse : en trois mois, Roosevelt fait adopter plus de réformes que Hoover en quatre ans. « Le but de Roosevelt n’est pas de rassurer les marchés mais de les dompter » Les principes mis en avant sont modernes : « dépasser ses peurs, dire la vérité, parler à l’intelligence des citoyens et agir. Agir avec force ! »

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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