2 février 2016

Monument aux morts

2015 aura donc été cette « annus horribilis » qui a vu périr sur notre sol 148 personnes innocentes des mains de terroristes fous téléguidés par un « État islamique » sanguinaire et qui fait du crime un instrument de propagande. Nous en avons tous été bouleversés.

Chacun d’entre nous connaissait de près ou de loin quelqu’un dont un proche a été tué dans les attentats de novembre et tous nous connaissions les victimes de ceux de janvier. Qu’un tel massacre à l’arme lourde soit possible dans un pays en paix depuis 70 ans comme le nôtre avait de quoi nous sidérer et nécessitait les réactions que nous avons eues. Il fallait tout faire pour éviter que cela se reproduise en se dotant de nouveaux moyens sécuritaires.

Chiffres réfrigérants

Une fois le deuil passé, pourtant, il convient peut-être de mettre ces événements en perspective. Dans la même année 2015, en France, les accidents de la route auront provoqué 23 fois plus de décès que les attentats (3464, exactement) et des dizaines de milliers de blessés ; les suicides, 70 fois plus (10 000 personnes) ; le tabac, 470 fois plus (70 000 morts).
Au niveau mondial, le terrorisme a tué 32 000 personnes, le suicide 800 000, l’automobile 1 300 000, le tabac 6 millions, la faim 9 millions, dont 6 millions d’enfants de moins de cinq ans.

L’énumération froide de ces données n’a pas pour objectif de relativiser la douleur de ceux qui ont perdu un parent, un enfant, un ami dans ces attentats innommables. Le chagrin individuel reste incommensurable et requiert le plus grand respect. Rien ne vaut la vie enlevée à chacune des victimes qui se sont trouvées au mauvais moment au mauvais endroit.
La question posée par ces chiffres est plutôt pourquoi nous réagissons si peu à certains et pourquoi nous surréagissons tant à ceux des attentats.

Méfaits du tabac

Ainsi, nous nous déclarons en guerre contre le terrorisme et nous mettons en œuvre un arsenal de mesures qui, il y a peu de temps encore, seraient parues impensables dans un état de droit : état d’urgence prorogé durablement et bientôt inscrit dans la constitution, déchéance de nationalité elle-même constitutionnalisée, fermeture des frontières, perquisitions à toute heure et sans mandat, enfermement administratif, fichage systématique…
Pourquoi, par exemple, ne déclarons-nous pas une guerre aussi radicale au tabac (au lieu des augmentations de prix et des paquets neutres qui n’ont que peu d’effets) qui serait beaucoup plus rapide et facile à gagner ? Il suffirait d’en interdire la production. Personnellement, je ne pleurerais pas sur les lobbies du tabac qui trichent et mentent depuis des décennies et sont des marchands de mort. On n’éviterait pas les trafiquants, mais on réduirait drastiquement la consommation et on sauverait certainement beaucoup de vies.

Mais les morts du tabac, pensons-nous, c’est un peu de leur faute. Et puis derrière cette activité, il y a des emplois, des taxes. La mesure ne serait pas très populaire. Interdire le tabac semble donc relever de l’utopie et on se contente du service minimum pour en faire baisser la consommation. (Prétendre éradiquer le terrorisme n’est-il pas tout aussi utopique, en l’état actuel du monde ?)

Pourquoi ne déclare-t-on pas également la guerre à la faim dans le monde, une bataille qui ne serait pas si difficile à mener (les ressources existent), mais demanderait qu’on s’attaque aux inégalités croissantes pour une plus juste répartition des richesses ? Les enfants qui meurent de malnutrition ne sont-ils pas aussi innocents que les victimes du terrorisme ?

A une autre échelle, les accidentés de la route sont, pour leur grande majorité, tout aussi innocents de ce qui leur arrive. Pour autant, nous ne songeons pas à condamner les chauffards à la déchéance de nationalité…

Guerre symbolique

La violence de la route, du tabagisme, du suicide, de la faim nous paraît une fatalité, dès lors qu’elle ne touche pas de près. Nous nous y sommes habitués, elle fait partie de notre information quotidienne. Nous sommes presque immunisés contre elle. Nous avons l’impression que nous n’y pouvons pas grand-chose et qu’il faut faire avec. Elle est de l’ordre de la réalité.

Le terrorisme, au contraire, nous semble irréel. Son intrusion soudaine dans notre existence ressentie comme paisible (malgré toutes les morts « anormales ») bouscule notre imaginaire et prend une dimension symbolique. Son poids ne se mesure donc pas en nombre de tués, mais en intensité de l’effet que cette intrusion de l’impensable produit sur nous. C’est évidemment compréhensible, mais c’est en même temps ce qui rend dangereux la surréaction que cette force symbolique entraîne. Elle provoque des discours et des actions que la réalité du problème ne justifie pas et qui sont même souvent contraires à sa résolution.

Rappelons-nous les attentats du World Trade Center, en 2001, qui ont fait 3 000 victimes. Les États-Unis ont réagi en envahissant d’abord l’Afghanistan, puis, 2 ans plus tard, contre l’avis de la France d’ailleurs, l’Irak. Quatorze ans plus tard, cette « guerre contre le terrorisme » a fait 1,3 million de morts et, au lieu de l’éradiquer, n’a conduit qu’à l’exacerber. Les Américains ne cessent de s’y embourber. C’était en réalité une guerre symbolique (dans son esprit, car malheureusement les morts sont bien réels) puisqu’il n’y avait pas de territoire à conquérir : le symbole de la puissance de l’Amérique avait été attaqué par Ben Laden, celle-ci ne pouvait faire autrement, a estimé son président et ses affidés, que de déployer son armée et sa technologie comme symbole de sa puissance. Le remède a été pire que le mal. Tout le monde a perdu.

Le jeu de l’adversaire

C’est à nouveau un embrasement symbolique qui est aujourd’hui en jeu et qui risque de nous amener là où ne nous voudrions pas aller. Je m’inquiète quand j’entends dire que nous sommes dans une guerre prétendument mondiale contre le terrorisme. D’abord parce que ce n’est pas vrai. Si on s’en réfère, là encore, aux chiffres de la conflictualité, il y a moins de 100 000 morts par an dus à la guerre et au terrorisme, huit fois moins que de suicidés, treize fois moins que d’accidentés de la route. Rapportés aux deux grandes déflagrations mondiales du XXe siècle, ces chiffres, aussi tristes qu’ils puissent être, sont dérisoires : 20 millions de morts en quatre ans pour la première, soixante millions en six ans pour la seconde. Jamais de toute l’histoire connue de l’humanité notre monde n’a été aussi en paix et depuis si longtemps.

Mais le plus grave, c’est qu’en ravivant ainsi le spectre de la guerre, nous faisons le jeu de ceux que nous voulons combattre. Les sectes mafieuses et millénaristes qui nous provoquent se nourrissent de notre réaction. Plus nous tiendrons un discours guerrier, plus le leur trouvera sa justification. Plus nous engagerons des actions violentes contre eux, plus elles recruteront pour leur « défense ». Plus nous prendrons chez nous de mesures sécuritaires, au détriment de nos valeurs de liberté, plus elles triompheront puisque la liberté leur fait horreur. Leur déclarer officiellement la guerre est pour elles la plus belle des reconnaissances. Elles ne pourraient pas la gagner sur le terrain, si nous y engagions réellement, mais elles sont en train de la gagner sur le plan symbolique, qui est le terrain où ils excellent et où ils nous entraînent par leurs opérations terroristes qui nous déstabilisent et nous jettent dans la confusion.

Le risque de la liberté

C’est pourquoi il me semble indispensable de raison garder en relativisant le pouvoir de nuisance de ces groupuscules qui est techniquement très faible et idéologiquement très fort et en évitant de nous autodétruire par des remises en causes trop radicales de nos modes de vie. Ironie du sort, le crash de l’avion de la Germanwings sur les pentes de nos Alpes françaises qui a fait en mars dernier autant de morts que les attentats est en partie lié à notre réaction aux attaques du 11 septembre 2001. En rendant inviolable la porte des cockpits pour éviter les intrusions, il a été impossible de parer à la folie suicidaire d’un pilote. En étant toujours plus sur la défensive, nous nous piégeons nous-mêmes.

On n’écrase pas une mouche avec un marteau-pilon. Ce n’est pas en montrant ses muscles et en faisant semblant de tout contrôler, de tout verrouiller (ce qui, dans nos sociétés complexes, est impossible) qu’on lutte contre l’activité terroriste, mais par l’enquête patiente et le renseignement.
Mais celle-ci ne cessera réellement que si elle perd sa raison d’être. C’est sur le terrain symbolique et idéologique qu’il nous faut vraiment l’emporter en faisant la preuve que notre système est plus séduisant que celui des désorientés de l’islamisme et qu’il apporte à chacun plus de bien-être et de liberté. Autrement dit en ouvrant grand nos portes et en accueillant ceux qui en ont besoin, en acceptant le risque de la liberté. Ce n’est malheureusement pas ce que nous sommes en train de faire.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

CITOYENNETE, GEOPOLITIQUES, Le Magazine

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