Yan de Kerorguen

Le Premier ministre Manuel Valls a raison lorsque, à l’occasion d’un meeting, il déclare : « le danger est là devant nous. Le FN est aux portes du pouvoir ». Et les grands esprits de s’emporter contre la colère du Premier ministre l’accusant de faire le jeu du FN par cette malencontreuse publicité reprise dans les médias.

Mauvais procès. Cela fait des années que le FN monte dans les sondages, sans qu’il soit besoin de le fustiger. Comme cela fait belle lurette que Dieudonné remplit les salles et gagne en audience, bâtissant son succès d’influence grâce à un public très prosélyte et aux bons soins du réseau on line. Non, il n’est jamais bon de se taire quand il y a danger ou menace. Le dilemme n’est pas entre banaliser ou diaboliser le FN. Ces deux comportements produisent les mêmes effets. La seule exigence est morale. Ce que dit Valls, n’en déplaise à ses détracteurs, n’a rien à voir avec la diabolisation, encore moins à la banalisation, cela a à voir avec la vérité.

Quoi donc, parler juste serait-il indécent ? On devrait au contraire se réjouir qu’un ministre de la république parle avec le cœur et la raison au lieu de « circonvoluer » comme c’est l’apanage des politiciens, avec leur langue de bois. Allons donc, faudrait-il baisser les bras et attendre que le FN dépasse la ligne rouge pour se réveiller? Faudra-t-il constater que Marine le Pen et sa cohorte ont pris le pouvoir pour réagir ? Nenni. Une mise en garde, une saine colère, franche et sans détour, est bienvenue au royaume du politiquement correct, surtout lorsqu’elle a des accents de vérité.
Au vu des résultats des élections départementales, il est impossible de fermer les yeux sur la menace que représentent pour notre pays, les accents pétainistes du Front National qui, sous un vernis bon teint appliqué sur la France éternelle, encouragent à la haine de l’autre. Impossible de relativiser sa nocivité. Marine Le Pen, bien que se présentant sous des dehors plus aimables, reste bien l’héritière de son père, lequel se repaît dans son négationnisme, avec derrière lui une bonne partie des troupes du parti qu’il a fondé.

En ce début d’année 2015, après les odieux massacres de Charlie Hebdo et de l’HyperCacher, c’est l’inquiétude qui domine. Ce n’est pas le léger mieux sur le front économique qui est de nature à rassurer les Français. Le doute sur la capacité à réformer le pays, le discrédit parfois injuste jeté sur la classe politique, une Europe affaiblie par sa bureaucratie, la guerre en Ukraine et l’extension des conflits dans les pays arabes, le réchauffement climatique… rien n’incite à l’optimisme. Dans l’hexagone, l’esprit du 11 janvier n’a pas vraiment réveillé les consciences et les élections départementales, avec la montée de l’extrême droite n’ont fait qu’accentuer les angoisses de ceux qui craignent pour la santé de nos institutions. Sans compter les frayeurs suscitées par la virulence djihadiste telle qu’elle s’est manifestée à Paris et qu’elle s’est poursuivie à Copenhague ou à Tunis. Nos pays sont aujourd’hui confrontés à la faiblesse tragique de la démocratie qui semble ne pas répondre aux interrogations des citoyens. Rarement notre pays, et au-delà l’Europe toute entière, n’a connu pareille déstabilisation.

Réjouissons-nous que le premier ministre Manuel Valls s’abstienne d’euphémiser la menace tant islamiste que extrémiste. Dans un univers ou le double langage devient la règle, où le déni de réalité envahit les esprits, où le « tout se vaut » devient la norme, rien n’échappe au monde ironique des réseaux. Aussi est-il réconfortant d’entendre des voix hausser le ton pour dire les choses telles qu’elles sont, sans ambages. Depuis les dérapages de l’école « Buissonnière » de Sarkozy, la tentation nationaliste a gagné du terrain et le Front National en profite pleinement. La perspective d’une victoire du FN aux élections de 2017 n’est plus saugrenue, mais bien réelle. Surtout si dans son entreprise de normalisation, Marine Le Pen et le nouveau FN réussissent à attirer parmi eux l’aile très droite de l’UMP. Pour tous ceux qui s’en préoccupent, le combat commence maintenant. Aussi bien importe-t-il de nommer les faits, de désigner les adversaires. Devant la versatilité du message politique, l’autorité d’un message clair est le meilleur outil pour convaincre les indécis, les déçus de la république et tous ceux qui s’abstiennent de retrouver les voies des urnes. Il faut mettre du cœur dans les arguments pour y arriver. Quelques constats nous y incitent fortement.

Non le FN n’est pas un parti républicain. Oui ses électeurs votent en grande partie pour lui parce qu’il incarne des idées racistes et antisémites comme le révèle un sondage de Fondapol (cf article Place Publique mois de mars 2015) et comme l’ont établi les discours de campagne FN aux élections départementales. Comme vient aussi de l’illustrer tristement Jean-Marie Le Pen en réaffirmant sur BFMTV et dans les pages de Rivarol, que les chambres à gaz sont un détail de l’histoire, que Pétain est un grand homme et que Manuel Valls est un « sous » français.

Voter pour l’extrême droite n’a plus valeur de protestation, c’est un choix politique axé sur le choc des civilisations, et une certain attrait pour l’idée guerrière, qui, avec le temps, s’est affermi. Les sympathisants du FN ont eu le loisir de faire leur religion sur ce chapitre.

Non les électeurs du FN ne sont pas des victimes, ils sont grands et vaccinés. Pourquoi seraient-ils des électeurs à part ? Des pauvres diables ? Des victimes ? Il faut les prendre comme ils sont, des gens responsables de leur engagement et non de simples hères.

Non, il ne suffit pas de faire la liste des petites phrases et des mots confondants qui alimentent la chronique d’un FN xénophobe comme le font les médias, mais de saisir les inquiétudes pour réveiller les consciences et lancer le débat public en ayant à l’esprit que le fascisme est toujours, au départ, une histoire de banalité. Lorsque la déraison s’installe dans le cerveau de l’homme ordinaire en manque de repères, il y a toujours un fou qui va le flatter et lui proposer un mode d’emploi. « La transformation d’un peuple en horde raciale est un péril permanent à notre époque » écrit Hannah Arendt, à Gershom Sholem.

Certes, on ne peut éluder les questions que posent les Français qui refusent d’aller voter et tournent le dos à la politique. L’une des questions centrales est pourquoi, dans un pays que de nombreux voyageurs nous envient, les Français eux ne se sentent pas bien chez eux ? Certes la baisse du niveau de vie et des revenus, l’inexorable poussée du chômage expliquent en partie leurs difficultés économiques. Mais bien d’autres pays voisins sont dans ce cas, et souvent plus gravement, sans qu’ils éprouvent pareil tourment. Quelque chose de plus insidieux se produit qui fait la particularité de la France : la victimisation.

Les Français, à la différence de leurs homologues européens, se décrivent souvent comme des victimes. C’est ce registre qu’utilise à fond le discours du FN pour prospérer. Les habitants des zones périurbaines qui votent Le Pen seraient victimes de l’invasion des étrangers, victimes de l’euro et de l’Europe et bien sûr de l’ « UMPS ». Les Français de confession musulmane qui se réfugient derrière la religion se disent eux, victimes de la stigmatisation, et de l’humiliation. Quant aux plus extrêmes, les djihadistes, certains politiques se sont laisser aller à excuser leurs crimes en rappelant leur enfance malheureuse. Du coup, les vraies victimes, elles, deviennent coupables d’éveiller les pulsions de leur agresseur. Quel cruel paradoxe ! Coupables, Charlie Hebdo ? Coupables les juifs de l’hypermarché cacher ? Coupables les policiers achevés sur le trottoir? La victimisation est ainsi le point commun de ces composantes extrêmes de la société française particulièrement développée chez les intégristes et les « identitaires ». Ceux qui excusent le crime en accusant la république jettent une confusion terrible sur les valeurs du « vivre ensemble ». La difficulté matérielle n’explique pas la faute. Le défaut de reconnaissance est sans doute plus mal vécu symboliquement que la pauvreté matérielle.
Un autre élément vient renforcer ce trouble sur « qui on est ». Une grande partie de Français craignent de voir leur identité malmenée. C’est ce que le juriste Antoine Garapon, appelle la « déterritorialisation » et qu’il analyse en prenant appui sur la menace djihadiste. Elle représente à ses yeux « un danger à l’état « pur » qui procède d’une volonté destructrice, indemne (le plus souvent) de toute pathologie et irréductible à la misère sociale ».

Dans un article de la revue Esprit http://www.eurozine.com/articles/2015-02-25-garapon-fr.html), le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la Justice, apporte un intéressant éclairage sur ce climat de violence terroriste qui est, précise-t-il, devenu « un marqueur de notre époque ». Garapon invite responsables politiques et citoyens à nommer les choses. Car nommer, dit-il permet de mettre les choses à distance et mieux les cerner.
Voilà ce qu’il écrit : « Irruption d’actes de guerre en temps de paix, importation de la guerre lointaine dans notre quotidien, permanence déroutante du mal et de la violence dans des sociétés sécularisées et relativistes, résurgence de la vengeance archaïque et saut dans les conflits postmodernes : ces violences marquent la confusion non seulement des espaces mais aussi des temps. Une scène d’une telle violence est unique pour nous, mais malheureusement pas pour les Algériens qui ont vécu une décennie de guerre civile, ni pour les Pakistanais ou les Libyens dont c’est le triste quotidien. Une telle confusion n’est pas fortuite mais résulte d’une évolution majeure de notre monde, à savoir la mondialisation, et plus précisément encore la déterritorialisation » écrit-il. Ce qui est en cause, affirme-t-il est la rupture du lien entre un territoire et la politique, une population et un espace de légitimité. Antoine Garapon a le mérite de pointer la complexité posée par cette difficulté à nommer. « La déterritorialisation, continue-t-il, n’est pas la disparition des territoires mais un nouveau rapport au territoire, né de la multiplicité des espaces (et donc de la possibilité offerte de jouer de cette diversité), de leur superposition et de leur compénétration,. Des imaginaires s’interpénètrent : les jeunes tentés par la radicalisation habitent plusieurs espaces mentaux, la France mais aussi le Moyen-Orient ; ils sont ici et là-bas. Les caricatures sont dessinées dans des contextes bien précis, dans une Europe qui a une longue tradition d’alternance ou de coexistence du sacré et du sacrilège. Mais ces images, qui circulent à la vitesse électronique, arrivent par l’internet à leurs destinataires involontaires totalement séparées de leur contexte culturel ». Plus loin : « La déterritorialisation ne disqualifie pas la souveraineté mais la prive de son autorité en réduisant l’État à une simple fonction de sécurité et de régulation économique,…/… Qui sait aujourd’hui quel est le périmètre de la politique, s’interroge Antoine Garapon ?

Selon le juriste, un phénomène porte en lui cette expression de violence. Ce phénomène, c’est le brouhaha numérique en accès libre, Facebook, Youtube, les réseaux sociaux avec leurs images chocs de décapitation, de torture, de guerre, ou de pornographie extrême. Ces réseaux ont introduit, au cœur même de la cité, dans le quotidien et dans l’intime, les images de l’archaïsme le plus brutal. Une forme d’hostilité qui était restée étrangère ou refoulée, revient « radicalisée » chez certains Français. Une partie minoritaire de cette hostilité a trouvé dans la haine de l’autre de quoi exprimer sa virulence existentielle, vivant par procuration sa révolte sur les réseaux internet, avec un alibi d’enfer : si je suis mal, c’est de la faute à la société. Jusqu’au passage à l’acte sanguinaire. Le djihadisme, le complotisme et sa manie de voir des complots partout sont les meilleurs relais de cette violence, les plus disponibles diffuseurs du verbe vengeur. Au pays d’Internet et de la transparence, « je peux tout faire, tout dire, tout avoir, immédiatement », argumente Garapon. Tout est possible. Il n’y a pas de retenue. Le réseau devient l’espace de la volonté de puissance des assassins solitaires, des manipulateurs et des ennemis de l’intérieur.

Sur un autre plan, plus inscrit dans la vie locale et périurbaine, l’extrême droite incarnée par le FN a sa part de violence. Elle est tapie dans l’obscurité mais surgit à l’occasion dans la violence des mots. Cette radicalité puise dans le ressort intégriste et le rejet de l’autre sa morale haineuse. Sournoise, elle instille l’idée d’une guerre, montrant du doigt une cible facile : les musulmans. Du pain béni, car l’ennemi intérieur le plus médiatisé, c’est bien, l’islamisme. Les frontistes en profitent. Du coup pour tous les citoyens qui, au nom de la liberté d’expression ou de l’égalité femmes/hommes, s’élèvent contre les agressions terroristes perpétrées au nom d’Allah, il devient malaisé de s’exprimer sur le sujet, au risque de se faire accuser de raciste, de fasciste ou d’islamophobe. Tel est le piège. Comment exercer son esprit critique sans stigmatiser et établir un prix de gros ? Le philosophe Michel Onfray en a fait les frais lorsque sur une chaîne de radio privée, il a vertement exprimé son point de vue : « Il y a deux poids deux mesures. Il y a un politiquement correct aujourd’hui. On peut tirer sur le catholicisme mais on ne peut pas toucher à l’islam ou au judaïsme. Dire la vérité sur l’islam, c’est passer pour un islamophobe ».

Nous voilà au cœur d’une question qui ne laisse de hanter les sociétés modernes. Le clair contre l’obscur : est-ce cela le combat ? Comment concilier loi et foi ? Dans ce combat qui nous replace au temps des Lumières, la laïcité est-elle un rempart ? A l’évidence, appeler la morale laïque à la rescousse ne suffit pas à régler le problème du vivre ensemble. A la considérer comme la solution, on en fait une religion : le laïcisme. Comment, sans concessions sur les libertés, préserver une dimension du sacré qui permette de vivre son identité ? Comme l’indique Antoine Garapon, l’enjeu pour le modèle français (qui était catholique, monarchique et absolutiste avant d’être républicain) est de se montrer capable de s’ouvrir au monde, de s’adapter à la composition de la société française d’aujourd’hui et de se rendre disponible à l’avenir. La république, qu’on accuse de tous les maux, est notre bien commun. Elle accueille, elle loge, elle instruit, elle soigne, elle assiste. Elle donne sa place à qui veut la prendre. C’est pour cela qu’il faut la défendre. C’est pour cela que les manifestations du 11 janvier étaient si importantes. Sans doute manque-t-il un récit qui permette de s’identifier, de contribuer davantage. Sans doute a-t-on besoin d’un projet collectif plus mobilisateur qui serait en mesure de ruiner la violence djihadiste et la menace extrémiste. La lutte contre l’abstentionnisme aux élections et la réforme de l’Islam sont à l’ordre du jour. Ce sont des priorités.
« On luttera contre ces croyances dévastatrices par une réactivation de nos croyances politiques, par une actualisation de notre pacte démocratique et par une modernisation de la République », avance Garapon. Pour le citoyen ordinaire, il s’agit de prendre appui sur tout ce que la France a de positif. Ce qu’on appelait, dans le temps, les « humanités ». La France reste un modèle aux yeux du monde. Beaucoup de voyageurs nous envient notre qualité de vie et la convivialité de nos coutumes. Des valeurs telles que la mixité (la France est le pays d’Europe où les mariages mixtes sont les plus nombreux), l’égalité Femme/homme, sa richesse culturelle ( son patrimoine, sa musique contemporaine, son cinéma), la vivacité de nos débats, notre recherche, nos innovations font notre richesse. Il s’agit d’être optimiste par nécessité pour redonner confiance et surmonter les méfiances. De grâce, cessons de nous plaindre et de nous prendre pour des victimes.

« Plus d’une fois, nous nous demandons où elle s’est enfuie, notre vie morale, en quoi elle consiste, et si même elle consiste en quelque chose ! Or, c’est précisément dans ces instants, où elle est sur le point de s’échapper, où nous désespérons de l’attraper, qu’elle est la plus authentique : il faut alors saisir au vol l’occasion dans sa vive flagrance ! « Vladimir Jankélévitch. Le paradoxe de la morale.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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