J’ai dit « Je suis Charlie » pour exprimer ma reconnaissance à ceux qui ont contribué à lever des tabous et qui l’ont payé de leur vie, et j’ai participé à la grande manifestation nationale qui a exprimé avec force la volonté de défendre la liberté d’expression et le cadre républicain de la vie commune. L’Etat joue bien son rôle quand il renforce notre sécurité et entreprend de faire respecter les règles laïques. Pour autant, il ne faut pas que l’exigence d’unité bride la liberté d’expression quand nous avons tous besoin de faire appel à nos ressources éthiques et à la raison critique.

Nous ne pouvons ignorer l’ampleur des divisions au sein de notre société, aussi tenter de réunir sur ce qui nous rassemble est nécessaire, mais travailler sur ce qui nous divise en profondeur l’est tout autant. Il ne faut pas se voiler les conflits mais au contraire vouloir mieux les comprendre et les rendre pacifiques et créatifs par le dialogue.

A l’école, des fossés culturels se sont creusés. Les cours sur les droits de l’homme et les valeurs de la République sont inaudibles pour des jeunes restés incultes. Comment faire comprendre que la liberté d’expression est digne et responsable quand elle est pour la vie, et condamnable quand elle incite à la mort, alors qu’un romantisme morbide saisit de jeunes esprits en jachère immergés dans un entourage social impuissant ou permissif ?

Liberté, égalité et fraternité ne font sens qu’en regard des valeurs fondamentales que sont la vie, le bien, la vérité. Or celles-ci ne sont pas conçues et vécues de la même façon dans le monde globalisé. Nous devons les re-travailler en leur donnant une profondeur historique et par la comparaison. Nos valeurs républicaines se sont bâties dans une conflictualité positive avec des institutions religieuses qui avaient nourri la violence du sacré, alors même que les valeurs chrétiennes portaient des messages de paix. La séparation de l’Eglise et de l’Etat est un progrès essentiel. Puis « Dieu est mort », a déclaré Nietzsche, ajoutant « nous l’avons assassiné », et comme l’a montré Heidegger la valeur fondamentale est devenue la volonté de puissance. Celle-ci a conduit aux guerres du XXème siècle et à la crise de civilisation. Aujourd’hui où sont nos fondements ? La laïcité ne saurait y répondre seule : elle définit un ordre public – qui en tant que tel a une valeur propre – mais dans des sociétés qui souffrent, comme l’a souligné Edgar Morin, de profondes carences auto-, socio- et cosmo-éthiques. « Nos valeurs » ne sont pas reçues automatiquement comme universelles par d’autres peuples, qui observent dans nos pratiques des manquements constants entre nos paroles et nos actes et donc les limites de ces valeurs. Et ils tiennent à leurs propres fondamentaux, jugés sacrés. Ceci pose d’autant plus problème que leurs sociétés, sous la pression religieuse et étatique, ne les contextualisent pas, ni dans l’histoire (ainsi la face profane du prophète Mahomet est un tabou et l’ambivalence des textes en matière de violence est niée), ni dans le contexte de la mondialisation qui provoque des révolutions anthropologiques et culturelles. Ici comment ne pas ressentir l’étroitesse des valeurs républicaines, par exemple en matière de fraternité, quand l’émotion populaire privilégie les morts hexagonaux par rapport aux massacres au Nigéria et ailleurs, et alors que le départ massif des juifs n’est pas vécu comme un drame national.

Des jugements moraux hâtifs n’arrangent rien. Ainsi l’extension générale de la notion de « victime » nous conduit souvent à excuser l’agression par la misère sociale. Pourtant toutes les études internationales montrent que le terroriste n’est pas du tout une victime de la pauvreté, mais un être frustré et asocial. Et surtout, l’islamisme radical attise le sentiment de victime chez les musulmans, creusant et dévoyant ainsi le ressentiment chez des jeunes et des populations fragiles souffrant de pauvreté. Ceci fait le lit de son combat idéologique au service d’une entreprise de guerre et maintenant de conquête politique et territoriale au Moyen Orient et en Afrique, épicentres de propagation d’antagonismes sismiques qui ravagent ces pays et se diffusent bien au-delà. Bien sûr nous avons notre part de culpabilité, mais il faut bien la mesurer. Reconnaître la réalité des ghettos est nécessaire, parler d’apartheid est foncièrement inapproprié : l’apartheid est un système de discrimination ethnique pour l’accès aux biens publics et la citoyenneté, ce qui n’est en rien le cas français. Et entretenir ainsi la confusion avec la fracture sociale est dangereux puisque cela nourrit l’esprit de victimisation globale et indifférenciée chez les musulmans. L’islamisme radical se sert aussi de la banalisation de la question juive (comme a fait Le Pen), dont la spécificité historique cruciale pour l’Europe et le monde est mal transmise ; il peut alors mieux propager l’antisémitisme. Tout ceci noie la conscience de la hiérarchie des responsabilités et empêche la compréhension des contagions banalisées. L’indifférenciation incite à chercher où sont les « complots » et à s’attaquer à des boucs émissaires, comme René Girard l’a bien mis en évidence.

La France a le grand mérite de refuser d’antagoniser l’islam, comme le font d’ailleurs la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, même après le 11 septembre, mais elle ne peut rester naïve, elle doit travailler à un nouveau rapport avec le monde musulman. Face aux violences elle ne peut s’en tenir à dire « ce n’est pas l’islam », quand c’est au nom d’un islam wahhabite et salafiste que des organisations politiques écrasent et soumettent des peuples, à commencer par les musulmans. Ceux-ci n’ont d’autre issue que de résister, et mieux encore ils engagent courageusement des révolutions démocratiques, qui les conduisent nécessairement à l’effort de réforme de l’islam et de renaissance spirituelle, auquel Abdenour Bidar et d’autres appellent. Ils se confrontent ainsi à un travail de dédogmatisation de leur religion, qui est odieusement réprimé par l’islamisme radical. Notre devoir est de les soutenir par le dialogue et la coopération. Quand on veut à juste titre promouvoir la laïcité, il faut pouvoir clarifier publiquement ce qui est compatible avec la religion et ce qui ne l’est pas. Ainsi l’apostasie, c’est-à-dire l’interdiction pour les musulmans de sortir de leur religion, et la subordination des femmes, sont directement antagoniques avec les libertés laïques.

Nous Français, dont la culture est européenne avant d’être nationale, allons-nous vivre notre unité en la clôturant ? Alors qu’il y a tant besoin de nous ouvrir à la compréhension d’autrui, au monde méditerranéen en particulier, si nous ne comprenons l’Europe que comme une machine bureaucratique et non comme une valeur spirituelle qui doit revivre, alors nous ne pourrons pas contribuer à civiliser la globalisation. Un dialogue inter-religieux a commencé depuis une trentaine d’années au sein de la Communauté Sant Egidio dans l’esprit de François d’Assise. C’est un exemple mais il y a besoin aussi de dialogues multiples dans l’espace public pour clarifier les relations entre religion et citoyenneté, et ceci jusque dans la vie intime des personnes où elles prennent racine. Respecter l’autre ne se fera pas sans abandonner la prétention à le surplomber, il faut consentir à un partage approfondi des traditions et entreprendre une redéfinition commune des droits et des devoirs humains pour le nouveau monde où nous sommes.

* article paru sur le Blog de Philippe Herzog

* Président de Confrontations Europe

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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