Placer l’entreprise dans une vision holistique, c’est tout l’objet de la RSE. C’est aussi ouvrir la possibilité d’une lecture “spirituelle” des organisations économiques.
Extrait de L’entreprise, lieu de réenchantement ? Spiritualité, humanisme, management, Muriel Jaouën, Novembre 2014, Éditions Yves Michel, collection Place Publique, 144 p.

Éclairer la pensée économique à la lumière d’une spiritualité humaniste, ce serait ainsi la défaire de ses habits de science dure, la placer en prise directe avec toute la complexité et l’intelligence contextuelle de l’humain (temporelle, géographique, culturelle).
Née des théories de l’économiste Michael Porter, l’intelligence contextuelle offre une grille de lecture intéressante pour la gestion des entreprises. Elle invite les stratèges à évaluer la convergence des facteurs internes et des facteurs environnementaux à un instant T. La donne intrinsèque ne suffit en effet plus aux entreprises. La performance se nourrit de sources exogènes, clients, partenaires, actionnaires, relais d’opinion, communément qualifiées de “parties prenantes”.
Les théories et les organisations managériales sont encore fortement dominées par l’école psychologique, qui fait du caractère des individus la cause du changement ou du non-changement. Quitte à dédouaner l’encadrement d’une part de ses responsabilités. La logique contextuelle, qui procède elle de la sociologique, responsabilise le management en ce qu’elle l’oblige à créer un contexte favorable à la performance individuelle et collective, à mettre en place un système où seront prises en compte les relations entre les individus et groupes d’individus, entre les composants internes et les éléments extérieurs à l’entreprise.
L’intelligence contextuelle reproduit ainsi à l’échelle gestionnaire les modèles de la pensée systémique : interaction organique des différents éléments sur le tout et du tout sur chacun des composants. Ce qui confère à tout élément du système une part de responsabilité. Certes, la coresponsabilité de chacun apparaît avec plus d’évidence à l’échelle d’un ensemble de proximité (groupe de travail, atelier…) que dans un environnement élargi (entreprise, a fortiori multinationale). Mais le modèle contextuel reste le même : ne plus s’attarder sur les seuls individus au sein du système pour s’intéresser aux relations entre ces individus ; maîtriser les effets collatéraux des réactions en chaîne et des processus d’escalade bien connus des sociologues ; être capable d’envisager les effets négatifs, même indirects, de toute décision positive ; considérer les résistances comme les symptômes du changement.

Cette théorie de l’intelligence contextuelle sous-tend en partie l’engagement dans des politiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui signe la capacité des entreprises à s’affranchir de leurs référents traditionnels et de leurs intérêts immédiats pour s’inscrire dans une réflexion sur les grands équilibres vitaux. La RSE doit elle-même beaucoup à l’économiste américain Howard Bowen qui, en 1953, écrivit Social responsabilities of the businessman à la demande du Federal council of the churches of Christ in America.
Les premières théories sur la responsabilité sociale des entreprises sont largement nourries de concepts chrétiens, plus précisément protestants: stewardship, trustship1. Ces concepts rappellent que la propriété n’est pas un acquis inconditionnel, qu’elle est suspendue à un contrat tacite avec la société qui oblige l’entreprise à viser le bien de la communauté. Autrement dit, toujours dans un registre religieux, le propriétaire doit répondre de ses actes devant Dieu et les hommes.

Les résonnances entre RSE, développement durable et systèmes de pensée religieux ont fait l’objet de nombreux commentaires. Si l’on considère que le développement durable engage une attention particulière portée non seulement à l’environnement (naturel, social et sociétal), mais aussi à la planète comme élément central de l’anthropologie, on ne peut le dissocier d’une cosmologie. En ce sens, le développement durable conjugue ontologie (sens de l’humanité), axiologie (le bien et le mal), étiologie (source du mal), sotériologie (voies de salut).

La prise en considération des ressorts de la spiritualité invite à décentrer le regard, à prendre du recul par rapport à un existant, de la hauteur sur des objectifs, à ouvrir l’attention et la sensibilité au-delà des seuls enjeux internes de l’entreprise. Décentrage, recul, hauteur, ouverture… Cette élasticité qui qualifie toute démarche spirituelle présente un intérêt certain pour des entreprises confrontées à des crises multiples au sein d’environnements de plus en plus complexes et de plus en plus mouvants. Tout comme l’esprit se met en position de souplesse pour appréhender une multiplicité de stimuli, l’entreprise doit faire preuve d’agilité pour percevoir, apprendre et digérer les informations émanant de l’ensemble de ses parties prenantes. C’est le pari de l’entreprise dite “agile”, entreprise en réseau ou entreprise métanoïque (du grec metanoia : transformation constante et progressive). Le concept d’entreprise agile repose sur trois déterminants majeurs : accélération du temps (notamment grâce aux technologies), élargissement de l’espace (mondialisation et technologies), intensification des échanges (articulation temps accéléré/espace élargi).

Cette élasticité du temps et de l’espace appelle plusieurs conditions. Les entreprises se sont tellement focalisées sur leurs produits, leurs organisations et leurs processus qu’elles en ont parfois oublié ce qui fait leur raison d’être, à savoir leurs clients. Être attentif à ses clients et aux consommateurs, c’est savoir faire preuve de curiosité, prendre le pouls de ses marchés, observer et anticiper les tendances, analyser les manifestations de mécontentement ou de satisfaction. Et ce, non par à-coups, mais en permanence, de manière à la fois pragmatique et réflexive.
L’entreprise agile doit également se montrer attractive pour ses collaborateurs. Plutôt que de dépenser une énergie sans fin dans des politiques et des dispositifs de “motivation”, de “stimulation” ou d’“engagement”, les dirigeants d’entreprise doivent inclure leurs collaborateurs dans l’objet même de l’entreprise, pour que ces derniers trouvent leur compte dans l’œuvre commune. Cette puissance inclusive est “Le” levier central de la créativité et de la capacité à résoudre les problèmes et à adapter les process, talent irremplaçable des hommes et source évidente d’agilité.
Autre condition de l’agilité : l’élargissement de l’objet social au-delà du résultat financier. L’entreprise doit se faire l’alliée de la société, renouer explicitement avec ses objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux, les intégrer au cœur de sa création de valeur. Sa légitimité future est à ce prix.
Enfin, pour être agile, l’entreprise doit être apprenante. Et c’est sans doute dans l’apprenance que la définition de l’agilité peut trouver une résonance immédiate. L’apprenance présente un vrai pouvoir de déstabilisation, mais aussi d’agilité potentielle, car elle induit une capacité de recul, d’interrogation et de remise en cause face aux modèles installés. L’entreprise apprenante est celle qui encourage chez ses collaborateurs la question du “pourquoi”, lorsque la clé d’entrée a toujours été le “comment” opérationnel. Cela peut s’avérer très perturbant pour les systèmes en place. C’est d’ailleurs le but recherché : l’agilité commence par la capacité à remettre en cause ses modèles mentaux, ses croyances, ses routines.

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Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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