Chères et chers amis de l’AICA , j’ai bien reçu votre invitation. Permettez-moi de ne pas m’y associer.

Tout d’abord, il est clair que je réprouve les violences faites à la personne de Mc Carthy, comme je réprouve toute violence physique exercée sur un être vivant, même un artiste.

Mais en ce qui concerne la “violence” faite à l’œuvre, les choses me paraissent infiniment moins graves et un peu moins évidentes.

1) Merci aux vandales

Je dirai, et n’y voyez aucune provocation (puisque c’est bien de cela dont il est question) mais un constat qui relève pour moi du simple bon sens, que ce vandalisme aura été ce qui pouvait arriver de meilleur à ce “monument”. En effet, sans cette pittoresque aventure, quel aurait été le statut symbolique (on n’ose dire esthétique) de cette énième déclinaison carnavalesque d’Oldenburg, sans parler de son importance (toute relative, même à présent) dans l’histoire (de l’art)? Peu de chose, un “évènement” plus ou moins publicitaire, évanescent, lié à une manifestation commerciale (la FIAC). Grâce aux “activistes” qui s’en sont pris à elle, en lui accordant une charge de sens qui nécessitait, de leur point de vue, une intervention radicale, cette plaisante baudruche s’est en effet “gonflée” sémantiquement jusqu’aux dimensions d’un combat titanesque entre les forces du bien et du mal, se métamorphosant donc en une allégorie de la “liberté d’expression et de création”!

2) Nul n’est propriétaire du sens d’une œuvre

Comme vous le savez mieux que personne, car c’est cette relation qui justifie et conditionne l’existence même de la critique, une œuvre n’appartient pas à l’artiste qui l’a créée, une fois engagée dans le procès d’exposition: elle s’”expose” alors, à tous les sens du terme. Les rares cas où une coïncidence parfaite peut exister entre le créateur et le “regardeur”, entre l’intention et la réception, réduisant à zéro le “coefficient d’art “ cher à Duchamp, sont illustrés précisément par les procédés bien connus de “provocation”, dans lesquels le “regardeur” est – de son propre chef- “piégé” par celui qui s’adresse à lui. Ces dispositifs sont suffisamment connus, depuis le précurseur Courbet jusqu’à l’immortel Matterazzi, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir.

Je ne connais pas les “intentions” de Mc Carthy, disons que ce “jouet sexuel anal” ne déroge pas à son univers, constamment et délibérément scatologique (après tout, Freud jadis, Lacan naguère, avaient bien situé dans le bas du corps les “fondements” des pratiques picturales les plus nobles); les énergumènes qui ont saccagé son “plug” ont simplement “interprété” correctement son message, au sens où on “interprète” une scène ; ils l’ont performé selon un des modes disponibles à des non-créateurs fatigués de rester dans le rôle passif de spectateurs; volontairement ou non, ils se sont inscrits dans “l’esthétique relationnelle” ou l’ « art contextuel » si prisés par les contemporains. Obsédés par la même partie du corps que leur “ennemi”, ils l’ont finalement rencontré sur son propre terrain.

Par ailleurs, s’il s’agissait bien, au-delà d’une pure expression régressive hyperbolique (mais les deux interprétations ne sont pas incompatibles), d’une authentique provocation, alors quelque chose comme la « déontologie du provocateur » doit alors faire valoir ses droits : pour dire les choses simplement, il est clair que dans cette posture éthique, il ne doit pas être possible d’avoir à la fois le « beurre » : le frisson de la rébellion et le statut d’artiste « maudit », et « l’argent du beurre » : le confort de l’impunité (passons pudiquement sur la troisième partie de l’adage…)

3) Nul n’est propriétaire de l’espace public

Enfin, dernier point, et non des moindres, à l’heure des « Nuits blanches », du « Street art », et autres manifestations urbaines, officielles ou parallèles, subventionnées ou subversives, la question de l’intervention dans l’espace commun se pose, me semble-t-il, dans d’autres termes que l’alternative simpliste : intouchable liberté de l’artiste/censure réactionnaire.

Beaucoup d’artistes actuels, selon des fortunes diverses, parfois avec une grande naïveté, parfois avec beaucoup de démagogie, le plus souvent avec une bonne foi évidente, se pose la question, difficile, des relations avec le public, à partir du moment où, sans son assentiment, ils investissent un espace partagé par tous. Ceux-là, connaissant toutes les difficultés parce qu’ils les ont rencontrées, ont sans doute une opinion plus nuancée concernant cette « affaire ».

Je ne sais qui a commandité cette œuvre, tant mieux pour l’artiste s’il possède suffisamment de prestige et si ses galeristes ont suffisamment de poids pour l’imposer aux autorités municipales, mais l’époque (bénie ?) de l’artiste-démiurge me semble, sinon révolue (son fantôme rode encore, grâce entre autre à la toute-puissance de la figure qui se dissimule derrière lui, le tout-puissant collectionneur), du moins fortement sujette aux remises en question. Qu’on le déplore ou que l’on s’en accommode, nul ne peut nier que nous assistons, dans les villes, à une éprouvante « guerre visuelle » pour s’approprier l’espace public, entre invasions publicitaires, signalétiques routières ou urbaines omniprésentes, revendications politiques ou privées, proliférations graphiques, claniques, guerrière ou artistiques, etc.

Dans ce cadre problématique, la vieille dichotomie entre « ceux qui savent » : les créateurs de monuments, les commanditaires, et « ceux qui regardent sans comprendre » me paraît un peu limitée. De même, le combat pour une « liberté d’expression et de création », définie a priori comme sans entraves, aussi sympathique soit-il, me semble se tromper d’époque et surtout de cible : encore une fois, Mc Carthy a eu toute la liberté d’occuper l’espace parisien, ne serait-ce que quelques jours ; si d’autres, mal intentionnés sans doute, se sont arrogés les mêmes privilèges, difficile d’argumenter contre eux, sauf à revendiquer encore une fois un statut transcendant (et lié au pouvoir) pour l’artiste.

Le vandalisme, face noire de l’histoire de l’art, son double maléfique, a toujours existé, il est souvent tragique, on a vu naguère en Afghanistan (destruction prémonitoire des Bouddhas de Bamyan) combien il était annonciateur d’autres destructions, non symboliques mais sanglantes cette fois. Walter Benjamin, qui a payé le prix de la barbarie, a tout dit là-dessus ; ne mélangeons pas tout.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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