Monsieur le Président de la République,

Depuis quelques mois, la résignation et le désespoir dans les laboratoires et les universités se transforment en une profonde colère dont l’expression la plus forte est l’action en cours du collectif « Sciences en Marche » dont vous avez sans doute remarqué la jeunesse, le dynamisme et la détermination.

L’Académie des Sciences, des collectifs de jeunes scientifiques précaires, des présidents et des conseils centraux d’universités, des organisations syndicales, des conseils scientifiques d’organismes de recherche, des sociétés savantes, des fondations caritatives finançant la recherche s’associent à Sciences en marche pour regretter ou dénoncer le manque de soutien, de vision et d’ambition des politiques scientifiques de notre pays, au moment où de nombreux pays développés ou émergents investissent massivement dans ce domaine.

Les politiques successives menées depuis des années ont eu des conséquences dommageables, que l’on mesure bien aujourd’hui, sur le fonctionnement des laboratoires publics, des universités, et le développement des entreprises innovantes. Elles ont conduit graduellement les universités et les laboratoires à une situation de paupérisation dramatique, et imposé aux chercheurs et enseignants-chercheurs des tâches toujours plus nombreuses, administratives notamment, ainsi qu’une course sans fin aux financements, qui dévorent le temps qu’ils devraient consacrer à leurs missions d’enseignement et de recherche. La pression sur les personnels administratifs et techniques, en sous-effectif chronique, devient également insupportable. Dans le secteur des entreprises innovantes, la politique d’incitation basée sur le Crédit Impôt Recherche (CIR) n’a pas eu l’effet de levier escompté, l’investissement privé plafonnant à 1,44% du PIB, contre 1,94% en Allemagne.

L’emploi scientifique public et privé est aussi fortement affecté. L’augmentation massive du recours à des contrats à durée déterminés dans l’ESR, la baisse des recrutements statutaires dans la fonction publique, et les faibles débouchés industriels, souvent sur des emplois sous-qualifiés, ont conduit plusieurs dizaines de milliers de jeunes techniciens, ingénieurs, chercheurs ou enseignants-chercheurs à des situations dramatiques. La situation est notamment préoccupante pour les jeunes docteurs des universités, dont le diplôme est faiblement reconnu hors des laboratoires. Plus de 10% d’entre eux sont au chômage 3 ans après l’obtention de leur diplôme, contre moins de 2% dans la majorité des pays développés. Le sacrifice de ces jeunes, qui comptent parmi les plus brillants de leur génération, et dans lesquels l’Etat a investi 8 années d’études est inadmissible. Cette situation conduit les jeunes à déserter les carrières scientifiques ou à quitter notre pays, alors même que notre société a de plus en plus besoin de leurs compétences.

Comment en sommes-nous arrivés là?

Un premier élément de réponse est dans la confusion entre innovation technologique et recherche. La priorité donnée à l’innovation, qui pour les politiques est souvent comprise comme la partie « utile » de la recherche, celle qui soutient l’économie, n’est pas compatible avec la longueur des rythmes de la recherche. Les avancées technologiques qui ont révolutionné notre société, comme internet, les lasers, ou l’imagerie médicale sont toutes assises sur des travaux de recherche fondamentale très antérieurs, dont les auteurs ne pouvaient prévoir l’impact sociétal qu’ils ont eu plusieurs décennies plus tard. Orienter la recherche vers les domaines dont les applications sont rapides et programmables, comme cela est le cas depuis quelques années, revient à ignorer le caractère imprévisible des découvertes les plus importantes, celles qu’on appelle de rupture et qui par définition ne pouvaient être anticipées. Celles pourtant dont l’impact économique et sociétal est le plus grand. C’est aussi condamner les domaines de recherche qui ne se prêtent pas à des applications rapides. Nous le disons avec force : la recherche a besoin de temps et de liberté. Les politiques dans ce secteur doivent être stables et respecter cette dynamique. De même, les politiques d’emploi scientifique doivent s’inscrire dans la durée car il faut près de 10 ans pour former un chercheur.

Le second élément de réponse tient à la mauvaise estimation des coûts induits par la pléthore de réformes imposées aux universités. La loi LRU de 2007 et l’entrée des universités dans l’autonomie ont été mal accompagnées par l’Etat : les charges de gestion de la masse salariale, les fusions et la compétition exacerbée entre établissements ont précipité les universités dans le cercle infernal des déficits, des gels de postes et de la souffrance au travail. Aujourd’hui la création à moyens constants, c’est à dire sans anticiper les difficultés organisationnelles, de Communautés d’universités et d’établissements risque d’amplifier le désastre financier.

Un troisième élément de réponse a trait à la position sociale des docteurs de l’université dans notre pays. Dans la plupart des pays développés, le doctorat est le diplôme le plus prestigieux, celui qui ouvre les portes des conseils d’administration des entreprises et de la haute fonction publique. Cette large présence des docteurs dans tous les rouages de la société contribue à une prise de conscience des grands enjeux scientifiques par les décideurs économiques et administratifs. Dans notre pays, les docteurs voient cependant leur avenir professionnel trop souvent limité aux seuls laboratoires de recherche publics et aux universités. Seuls 13% des chercheurs dans les entreprises et moins de 2% des cadres de la haute fonction publique ont un doctorat. Il est urgent d’ouvrir les grands corps d’Etat aux docteurs, d’encourager les diplômés des grandes écoles à compléter leur formation par un doctorat et de reconnaître le doctorat dans les conventions collectives des entreprises et des grands secteurs industriels. Des efforts sont actuellement faits dans cette direction, mais ils restent très insuffisants.

Que doit-on faire maintenant?

La priorité doit être de redonner aux organismes de recherche et aux universités des budgets de fonctionnement permettant à leurs personnels d’accomplir leurs missions. Il est inadmissible que seuls un peu plus de 5% de la dotation d’Etat d’un grand organisme comme le CNRS soit attribué au fonctionnement quotidien de ses laboratoires. L’augmentation nécessaire des budgets de fonctionnement des universités et des organismes de recherche a un coût de l’ordre d’un milliard d’euros par an. Ce coût est minime par rapport au bénéfice qu’en tirera la société en terme de qualité de formation, de dynamisme de sa recherche et de valorisation industrielle de ses résultats.

Il est aussi urgent de redonner leur prestige aux métiers scientifiques, en assurant des débouchés attractifs à celles et ceux qui s’y engagent. Dans le secteur public, le recours massif à des contrats à durée déterminée doit être abandonné. Il faut s’assurer d’un flux entrant stable dans la fonction publique, estimé à plusieurs milliers d’emplois en plus du remplacement des rares départs à la retraite actuels. Un plan pluriannuel de création d’emplois statutaires permettra de résorber la précarité qui s’est installée dans les laboratoires et universités. Nous estimons que ces nouveaux postes doivent revenir pour deux tiers aux corps techniques et administratifs qui ont le plus souffert des restrictions récentes, et pour un tiers aux chercheurs et enseignants-chercheurs. Le coût annuel de ces mesures est de l’ordre du milliard d’euros. Dans le secteur privé, il faut cibler les aides publiques sur les petites et moyennes entreprises où se font la majorité des recrutements scientifiques. Il faut aussi renforcer les mesures d’insertion des docteurs, que ce soit par des aides aux entreprises qui les recrutent, ou le développement des contrats doctoraux CIFRE associant recherches publique et privée.

Comment financer une politique ambitieuse de recherche et d’enseignement supérieur?

Le plan d’urgence que Sciences en marche propose a un coût de l’ordre de 20 milliards d’euros sur 10 ans. Au cours de notre traversée de la France, nous avons pu constater à quel point nos concitoyens sont conscients de la nécessité d’un fort investissement public dans l’enseignement supérieur et la recherche. Cet effort ne devant pas se faire au détriment des autres services publics, également en difficulté, nous proposons de financer ces réformes en abondant les crédits de l’Etat : une réforme du Crédit Impôt Recherche doit permettre de dégager les moyens dont nos laboratoires et nos universités ont cruellement besoin.

Le Crédit Impôt Recherche (CIR), visant à encourager la recherche privée, a connu une croissance rapide depuis 2008, pour atteindre et bientôt dépasser 6 milliards d’euros annuels. S’il est normal que l’Etat soutienne la recherche industrielle, le mécanisme retenu pour le faire est problématique sur le fond comme sur la forme, ce que la Cour des Comptes n’a pas manqué de remarquer. Sur le fond, ce type d’aides indirectes ne permet pas de cibler efficacement des secteurs d’activité stratégiques, ou les PMEs et ETIs qui en auraient le plus besoin. Son utilisation majoritaire signe l’abandon par l’Etat de son rôle de stratège industriel, qui a jadis permis le développement des filières aérospatiales ou nucléaires. La France est d’ailleurs le seul pays qui a choisi de privilégier cette forme d’aide. Sur la forme, le CIR est inefficace. Il a créé de véritables niches fiscales sans avoir l’effet de levier escompté sur le développement industriel. Dans le contexte de restrictions budgétaires actuel, il est inadmissible que l’Etat perde des sommes aussi importantes dans un mécanisme dont l’efficacité est faible. Nous proposons de redéployer un tiers de ce crédit d’impôt vers le financement de l’ESR, et de réfléchir au moyen d’utiliser les sommes restantes pour construire une véritable politique stratégique à long terme dans le secteur de la recherche privée.

Des milliers de personnels de l’Enseignement supérieur et de la Recherche manifesteront à l’initiative de Sciences en Marche à Paris le 17 octobre, après avoir traversé toute le France. Par la présente lettre, ce sont aussi eux qui vous interpellent et vous prient, Monsieur le Président, de bien vouloir vous mettre à leur écoute en acceptant de recevoir dans les meilleurs délais une délégation de Sciences en Marche et des organisations représentatives de l’ESR afin d’envisager avec elles les mesures urgentes que doit prendre votre gouvernement.

Monsieur le Président, vous seul avez l’autorité pour impulser une politique visionnaire et ambitieuse dans le domaine de la Recherche et l’Enseignement supérieur. Nous en appelons à votre clairvoyance.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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