Yan de Kerorguen

Le culte de l’identitaire a malheureusement impacté le sens du mot identité qui ne retrouve plus les siens. La citoyenneté nous aide à éviter les impasses de la vanité et de la suffisance.

Je ne doute pas un seul instant du rôle utile et sincère que tient l’écrivain Alain Finkielkraut sur la scène intellectuelle française actuelle, ni de sa culture, ni du combat pour l’intelligence qui l’anime. Et je partage nombre de ses inquiétudes sur les menaces pesant sur la culture et l’enseignement. Son mérite, sans doute est d’inciter à lire, de rappeler des œuvres majeures méconnues et parfois mal traitées par les contemporains, comme Charles Péguy, ou difficiles, comme Milan Kundera, et de puiser aux bonnes sources de la philosophie, comme Hannah Arendt ou Michael Levinas. Un de ses bienfaits est de faire vivre la mémoire, de s’attacher à la transmission. Mais en s‘arcqueboutant sur la question identitaire jusqu’à épouser les thèses les plus réactionnaires du conservatisme national et de la décadence, l’auteur de « L’Identité malheureuse » déçoit, irrite et exaspère. Il y a quelque chose d’incompréhensible dans sa proximité amicale et intellectuelle avec Renaud Camus (lire son ITW dans la Revue des deux mondes. Avril 2014. Entretien avec Michel Crepu). Sa seule excuse : son désespoir ! Mais est-ce bien raisonnable?

Le culte identitaire, auquel Finkielkraut semble souscrire, renvoie dos à dos présent et passé, et aujourd’hui français et émigré. Un leit motiv: agiter sans retenue l’idée de l’invasion arabo-musulmane d’une part, et la référence sans retenue à la souche, au « chez nous », d’autre part. Celui qui s’en revendique conçoit la nation comme une rente. Qu’est-ce qui se donne à lire comme roman national derrière cette certitude de l’ « identitaire », dont les mouvements extrêmes, le Front National et une partie de l’UMP font leur dogme absolu , au nom de la peur des immigrations et du déclin des moeurs, roman national dont les mots troublent l’opinion jusqu’à celle des penseurs les plus avertis?
On peut y lire une grande imprudence.

L’identité malheureuse et ses liaisons dangereuses

Le livre de Finkielkraut, « L’identité malheureuse », est, je le crains, un essai imprudent contre l’immigration. Sa thèse est basique : le changement démographique et l’immigration affectent l’identité nationale et nous plongent dans l’abîme. On le sait, Finkielkraut n’aime pas son époque. Il a mal à la France. Sa souffrance est nationale. Il a le droit d’être en colère et on peut même la partager. Mais de façon commode, utilisant à vau l’eau la référence littéraire, au risque de l’interprétation abusive, il s’approprie la culture française de manière à calmer son acrimonie contre le monde d’aujourd’hui. C’est son talent, c’est aussi sa limite. Cela le pousse à l’exagération. Noyé dans les citations, il ruine son jugement et passe à côté de la réflexion sur l’identitaire pour servir une émotivité romanesque qui lui fait supporter le bas monde. Il s’abandonne, il s’oublie. Finkielkraut regarde trop la télévision qu’il croit être la réalité. Cela ne fait pas bon ménage avec son plaisir de lire les grands auteurs. Dans son ressassement perpétuel, le philosophe est absent.

Les inquiétudes de Finkielkraut à propos de l’héritage, de la transmission ou de l’internet vont toujours de pair avec l’angoisse de la perte d’identité. La grille de lecture est mince et « enfermante ». Nostalgiques du bon vieux temps, à un certain âge, nous le sommes tous. Finkielkraut a raison de réaffirmer l’héritage et de marquer la dette, la reconnaissance et l’importance d’être fidèle au patrimoine de l’identité, qu’elle soit française ou européenne, ou autre d’ailleurs. Mais il pêche par émotion, incapable de trouver la distance convenable. Il devient déraisonnable quand le regret devient le seul mode de compréhension des évènements, au risque de la paresse intellectuelle et de se replier sur l’identique à soi. La manière la plus enrichissante d’être fidèle à un héritage, c’est « de ne pas le prendre à la lettre », de le prendre en défaut, comme le pense Jacques Derrida: « être infidèle par esprit de fidélité », accepter cet héritage mais le relancer autrement. Le maintenir en vie en dénonçant ses impasses, est la meilleure façon de résister au narcissisme nationaliste ou communautaire et finalement d’honorer un patriotisme débarrassé de ses travers indignes. Tel est le travail philosophique préserver la dimension universelle, s’affranchir de toute limite narcissique. En ruminant « l’identité française », dans le sillage de Renaud Camus, Finkielkraut prend le risque de réveiller le nationalisme et d’oublier la République, de choisir l’obscure et de refuser la clarté. Avec la « Grande Déculturation » (par l’école) et le « Grand Remplacement » (par « l’immigration de peuplement »), « L’Identité malheureuse » est en affinité avec Renaud Camus. Au terme de cette lecture, cherchez l’erreur. Accordons à Finkielkraut le bénéfice de la sincérité pour son seul combat: la culture et l’éducation. Pour le reste, Renaud Camus et les autres, pardonnons-lui son manque de jugement politique.

L’identitaire est une identité mal placée.

Regardons de plus près ce qui nous préoccupe: le culte de l’identitaire. L’identitaire ressort de la biographie imaginaire, dans ce qu’elle a d’orgueil mal placé, de vanité suffisante et de fierté agressive. C’est une vérité décrétée qui ne supporte aucun doute, un miroir obscène qui veut que, seuls, certains Français (ou certains Allemands, Anglais, Hongrois…) auraient le droit d’aimer la patrie dans laquelle ils vivent. Ou de la critiquer. Un miroir dans lequel le visage de l’«identité » apparaît dans sa grimace « identitaire ». On retrouve là l’impasse imaginaire des nationalismes qui ont dévasté l’Europe pendant plus d’un siècle. « La nation est un leurre », comme le dit Freud, une « fusion tardive de constituants », une « soudure superficielle entre des force opposées ». La nation repose souvent sur l’oubli, voire le mensonge ou l’usurpation, comme le pensait Ernest Renan. C’est le nationalisme qui crée les nations et pas l’inverse.

L’idée nationale est la biographie abusive des totalitarismes. C’est le nationalisme qui ne s’autorise que de lui-même dans l’illusion d’être le seul héritier de l’origine de la nation. Vanter les vertus du nationalisme est une obsession depuis deux siècles dont le fantasme est toujours celui de la grandeur, de la sécurité et de la pureté. Petite nation qui veut devenir grande, comme la grenouille imitant le bœuf. Grande nation déclinante, vivant à crédit sur sa gloire passée et qui veut retrouver son lustre ou se débarrasser de la souillure.
Les « identitaires », comme certains se définissent eux-mêmes, véhiculent ce complexe d’infériorité. Ils s’approprient l’origine car ils n’ont rien d’autre. Ils vivent dans l’illusion virile de la grandeur. On sait où mène l’arrogance, quand elle s’entête dans l’image de soi. Au sens le plus brutal du mot, l’identitaire, c’est la guerre. Vladimir Poutine, dont l’obsession est de redonner une fierté aux Russes, qu’il estime humiliés par la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, incarne assez bien le modèle de cette quête identitaire. Pour ce faire, il convoque la grandeur passée de Pierre le Grand à Staline. La guerre en ex-Yougoslavie nous a donné une illustration de la déraison des orgueils. On voit bien l’enjeu. Poutine en est le meilleur acteur : profiter de la faiblesse de l’Europe pour prendre de la hauteur.

L’identité piégée par l’identitaire.

L’identitaire a malheureusement impacté le sens du mot identité qui ne retrouve plus les siens. Le terme identité se trouve ainsi piégé dans une enveloppe sans timbre et sans destination. Force est d’admettre que le sens de l’identité est trop variable pour constituer un corpus clair. Il signifie aussi bien l’appartenance à un groupe, à un système de valeurs, à une religion ou à une culture dans un jeu d’inclusion et d’exclusion, mouvant et relatif. Pour le politologue Jean-François Bayart, « toute identité est un simple fait de conscience, relatif et incertain». Donc compliquée. La résistance à définir l’identité ne nous empêche pas de repérer ce qui la soutient.

Aimer la France, ce n’est pas célébrer l’identité nationale, c’est vivre son patriotisme au quotidien. L’identité est résistante. Elle est ouverte. La transmettre, ce n’est pas fermer la porte à l’autre, c’est au contraire en faire profiter, l’enrichir. Le lien de l’identité avec le territoire ressort de la culture et non de la chasse gardée. Le besoin naturel d’enracinement est loin d’être antinomique avec un accès à l’universel. La culture historique de l’Europe a toujours valorisé la pluralité, la diversité et les autonomies. Cela implique la nécessité du développement local en regard de l’équilibre national. Cela suppose la circulation, la laïcité, l’échange. La culture n’est pas un corpus de représentations stables, c’est une dynamique, c’est un ensemble ouvert en prise sur son environnement. Ce n’est pas le passé, c’est l’exercice de la mémoire, la mise en pratique du bien commun. Etre de sa région, être de son pays, de son village, de sa commune, de son quartier, constituent autant de lieux privilégiés d’une expression de l’identité bien placée.


L’identité, c’est avant tout la citoyenneté.

Le réel de l’identité, c’est la citoyenneté , comme la symbolise la fameuse carte d’identité, et la relation à l’autre. Pour nous éclairer sur ce sujet, prenons deux philosophex que Alain Finkielkraut admire, Hannah Arendt et Michael Levinas. Que dit Hannah Arendt sur cette question ? « Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ». Pour elle, « seule l’égalité juridique (le citoyen) permet l’interaction égalitaire, pas l’assimilation inutile et dangereuse », écrit-elle. Considérant le monde comme une scène de luttes où elle n’a pas sa place, elle affirmera qu’il n’y a pas de droits de l’homme mais seulement des droits du citoyen. La vraie question, est celle de l’identité personnelle, la singularité de chacun, pas celle de l’identité nationale. Comme citoyen, l’identité, ça ne se dit pas, ça se vit dans un ensemble. L’identité s’acquiert, se construit, se transmet. L’identité n’est pas « un » mais « deux », l’un et l’autre. L’un dans l’autre. Elle repose sur deux pôles : sur l’individualisme né des droits et devoirs de la conscience éclairée, à la base de la démocratie; et sur l’altérité. Que dit Michael Levinas sur ce chapitre? Pour lui, penser le rapport à l’autre est un principe éthique. L’autre passe nécessairement avant le soi. Il ne convient pas de mesurer le respect à son égard en fonction de son identité sociale et de le réduire à son groupe d’appartenance. Il s’agit de sortir de soi pour le reconnaître

Aussi bien, convenons avec H. Arendt que réel, citoyenneté et identité font cause commune. L’identité ne concerne pas un point d’origine, un lieu propre, mais une construction. L’identité citoyenne ressort d’un acte, d’un combat, pas d’un acquis. Aussi bien transformer l’identité en passion identitaire est-il mal placé. Quand on est un académicien, comme Alain Finkielkraut, doit-on mettre de l’huile sur le feu? Doit-on entretenir les peurs de l’autre ou, au contraire, se rendre disponible, se dépasser pour l’autre, se poser comme responsable. Enfermé dans ses turpitudes, Finkielkraut ne retient que ce qui sert son angoisse. Il sort du réel. Et plus le prix est gros, plus il s’enfonce dans l’imaginaire. Et plus il se livre sa propre guerre, plus ses ennemis sont virulents à son égard. Plus il est haï, plus il est blessé, et alors comme victime, sa seule issue est de trouver des justifications à son discours. Ne lui en déplaise, l’identité française n’est pas forcément malheureuse, ni broyée dans l’instantanéité. Elle bouge, elle change, elle se cherche, elle fait des allers-retours avec son passé. C’est à ce prix, qu’on pourrait qualifier de « politique », qu’elle puise son énergie pour surmonter les obstacles. « Les choix politiques sont souvent déterminés par des accentuations plutôt que par des oppositions nettement définies: je suis ceci ou cela. Non, je suis ceci et cela; et je suis plutôt ceci que cela, selon les situations et les urgences »; écrit Jacques Derrida. (Politique de la différence).

L’Europe, une identité en construction.

L ‘identité est une construction, fluctuante. La France s’est ainsi constituée par vagues successives de mouvements humains, d’immigrations, d’exode ruraux, d’exils. Le génie de la République est d’avoir fondé le droit du sol et de donner la possibilité de devenir Français. «La nation française n’est pas un peuple mais cent », écrivent Emmanuel Todd et Hervé Le Bras dans leur ouvrage « Le mystère français ». La France est multiple et a dû « s’inventer ». Pour l’Europe dont nous ne cessons d’annoncer la fin, l’enjeu est le même. L’Europe est bien réelle. Mais l’ouvrage n’est pas terminé. Et c’est bien parce qu’il est durable qu’il vit. Nous voilà désormais à la croisée des chemins avec la construction de l’Europe du citoyen, et cette croyance que « le multilinguisme européen» peut lever les crispations identitaires.
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« L’Europe est le seul endroit au monde où l’identité n’est pas un culte mais une question, grâce à la pluralité des langues et des cultures, mais aussi à la spécificité de notre héritage grec, juif et chrétien» souligne Julia Kristeva dans un interview donné à Libération. « Je soutiens que les peuples européens, les Grecs, les Polonais, et même les Français, bien que tous choqués par la crise qu’ils identifient avec l’Europe, se sentent fiers d’appartenir à sa culture prestigieuse, ajoute-t-elle. Un trésor flou et peu rentable qu’ils ne sauraient définir mais qui les définit et fascine aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières ».

Comme le pense Kristeva, la culture est le grand atout de l’Europe. Le souci de singularité est la distinction de la culture européenne. Poursuivre la construction de cette identité culturelle est un magnifique dessein mais ô combien difficile à mener car l’identitaire, en embuscade, mine le projet. La perte des grands repères, bien sûr, il faut s’en émouvoir, mais pas au prix de la nécrose nationaliste qui résulte d’une crispation obsédante contre l’autre. Aussi bien, après la lecture de « L’identité malheureuse », il est plus que bienvenue de s’attarder sur les « Pulsions du temps » où Julia Kristeva visite avec bonheur les identités, l’universel et la singularité.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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