Des airs de jazz accompagnent inévitablement les documentaires sur la Libération de la France. Qui peut s’en étonner quand on sait l’engouement des Français libérés pour ces rythmes venus d’outre-Atlantique dont ils avaient été largement privés durant cinq ans de guerre. Un musicien incarne à lui seul pour l’opinion publique cet air de liberté retrouvée, Glenn Miller, major dans l’armée US, avec des tubes comme In The Mood ou Moonlight Serenade. Et pourtant le chef de l’Army Expeditionary Forces Band ne donnera jamais le concert prévu à l’Olympia fin décembre 1944, son avion ayant disparu au-dessus de la Manche.

Le jazz joué par Miller et ses musiciens favorisait la danse, comme les grands orchestres des années 30. Il avait déjà un petit côté « retro » et disons-le, « sonnait blanc ». La ségrégation était bien présente dans l’armée américaine et le big band du commandant Miller, chargé de soutenir le moral des troupes américaines, ne comprenait aucun musicien noir. Les jazzmen de race noire-comme on disait alors- n’ont pas pour autant été absents des combats pour la Libération du sol français. Et cela même si les noirs ne comptaient que pour 10 % des effectifs des troupes US, par une volonté délibérée des autorités de Washington de ne pas leur confier de responsabilité et leur réticence à leur donner des armes. « Le 6 juin 1944, souligne le journaliste Franck Bergerot (1), sur plus de 150.000 hommes débarqués, les soldats noirs sont au nombre de 1700 confinés aux travaux de génie et d’approvisionnement ».

Le chanteur Jon Hendricks, qui débarqua sur les côtes normandes le 18 juin, continue aujourd’hui de témoigner de cette méfiance des officiers supérieurs vis-à-vis de ses « frères de race ». Lui-même connut quelques ennuis avec la police militaire pour avoir fréquenté des jeunes françaises … et s’être livré au marché noir. Il n’en garde pas moins un souvenir fort de la France et de l’accueil que lui fit un fermier du bocage normand en dénichant une bouteille de calvados « de derrière les fagots ». Pour la première fois de ma vie, confiait-il récemment, j’étais considéré comme un « être humain ».

Cette considération, elle se manifestera plus généralement en France pour le jazz et les jazzmen américains dès la Libération. Les amateurs vont découvrir alors les enregistrements des jeunes loups qui avaient fait souffler un vent nouveau avec le be-bop, les Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Kenny Clarke, ces deux derniers choisiront d’ailleurs quelques années plus tard de s’installer à Paris, devenu « la » capitale non-américaine du jazz. Pour l’heure, en 1945-46, nombreux sont les jazzmen US à fréquenter les clubs de Saint-Germain des Prés et à apprécier un public ouvert aux nouvelles formes et respectueux des musiciens. Un état d’esprit que leurs aînés avaient pu constater à Paris trois décennies plus tôt au lendemain de la Première guerre mondiale, quand Cocteau, Ravel et Darius Milhaud entre autres s’émerveillaient devant cette nouvelle musique venue d’ailleurs.

(1) On lira avec intérêt sous la plume de Franck Bergerot le dossier spécial du magazine Jazz magazine-Jazzman de juin consacré au « grand débarquement » et traitant de l’arrivée des jazzmen américains sur le sol français en 1944 et aussi en 1918.

*Collaborateur de Place Publique, Jean-Louis Lemarchand est aussi l’auteur de « Ce jour-là sur la planète jazz » (2013) et « paroles de jazz » (2014) publiés aux Editions Alter Ego,

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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