7 décembre 2013

La loi du sexe

J’ai eu la chance, jusqu’ici, de n’avoir jamais eu besoin de recourir aux services d’une prostituée. A priori, je pense n’en avoir pas non plus besoin dans les années qui me restent à vivre, d’autant plus que cela m’obligerait, désormais, à entrer dans une sorte de clandestinité sexuelle. A mon âge, le jeu n’en vaut plus la chandelle, si j’ose dire. Si nécessaire, il me restera toujours you porn et autres sites pornographiques qui sont gratuits et livrés à domicile, et dont le visionnage n’est pas encore soumis à contravention.

A ce propos, qu’en est-il des actrices (et des acteurs) du porno qui, comme les prostituées, font commerce de leur corps ? Sont-ils concernés par la nouvelle loi qui veut éradiquer la marchandisation du sexe ? Et le client qui achèterait leurs films en VOD serait-il passible d’une amende ?

Une fois encore, le débat récent sur la prostitution, qui semble donc tranché (!) par la loi, illustre la difficulté d’articuler les principes et la réalité dès lors que l’on veut intervenir sur la complexité des relations humaines.

Tout le monde peut condamner, la main sur le cœur, le proxénétisme, les réseaux de prostitution, l’esclavage sexuel. Tout le monde peut espérer, et moi le premier, au non des valeurs humanistes que je défends, que nulle fille, nulle femme (nul homme non plus) n’aient plus besoin de vendre ses charmes pour vivre ou survivre. Et l’on peut même tous s’accorder sur l’idée que le plus vieux métier du monde n’est pas un métier enviable et choisi, même si certaines péripatéticiennes prétendent le contraire.

Les méfaits du tabac

Mais après qu’on a réaffirmé ces principes, que se passe-t-il ? Las, les problèmes concrets ne s’envolent pas d’un coup de baguette magique. Impuissant à réduire les réseaux et à éliminer les maquereaux, donc à faire baisser l’offre, l’État décide de s’attaquer à la demande en pénalisant le client. Est-ce la bonne méthode ? En fait, il s’agit là d’un raisonnement économique abstrait assez peu efficace sur le long terme.

C’est celui qui a été choisi, par exemple, pour la consommation de cigarettes. Faute d’oser s’attaquer aux multinationales du tabac ou même de tenter d’interdire purement et simplement un produit que l’on sait résolument mortifère, nos responsables ont choisi de s’en prendre à la cible la plus accessible, les fumeurs, en taxant de plus en plus lourdement les paquets (profitant, au passage, de ces recettes nouvelles, ce qui jette le trouble sur le but réel de l’opération).

Il en a résulté, effectivement, avec la loi Evin de 1991, une inversion sensible de la courbe de consommation de cigarettes qui s’est stabilisée depuis une dizaine d’années. Avec le recul, pourtant, on s’aperçoit qu’il faut toujours plus augmenter le prix des paquets pour éviter qu’elle reparte à la hausse. Jusqu’où ? Encore cette baisse officielle ne tient-elle pas compte du développement de la contrebande et des achats transfrontaliers que le gouvernement vient, paradoxalement, de libéraliser.
Ce qui est sûr, dans cette affaire, c’est que la taxation n’a éradiqué ni les fumeurs, ni les producteurs de tabac qui continuent de prospérer. Et cela restera impossible tant que le besoin de fumer n’aura pas disparu.


Un refoulement temporaire

Pourquoi cela fonctionnerait-il mieux concernant la prostitution ? Au moins tous les clients (ou presque) des cigarettiers étaient-ils atteints par la pénalisation financière en achetant leurs paquets chez le buraliste. Va-t-on mettre un contrôleur de la sexualité tarifée derrière chaque client potentiel (c’est-à-dire tous les hommes) et derrière chaque prostituée ? Installer partout des radars à fellation payante et des caméras à orgasme rémunéré qui enverront directement les amendes aux contrevenants ?

Nous assisterons certainement, au début, à une baisse de la prostitution de rue, la plus visible, les clients ayant peur de se faire prendre. Mais elle se déplacera ailleurs et en particulier sur Internet dont nos dirigeants n’ont toujours pas compris que c’était un monde nouveau, différent de celui dans lequel ils vivaient, et incontrôlable selon les moyens habituels.
C’est ce qui s’est passé en Suède qui pénalise l’achat d’actes sexuels depuis 1999 et que les défenseurs de la loi aiment citer en exemple. La prostitution de rue y a effectivement diminué de moitié, mais n’a pas été éliminée malgré de lourdes contraventions. Et il reste très facile d’y trouver une « escort » sur le net. 840 sont à votre service sur le site City of Love de Stockholm (selon un article récent du NouvelObs.com ). Les Suédois en mal de rapport payants se rendent aussi dans les pays voisins, voire dans les pays lointains où ils peuvent s’abandonner en toute quiétude à leurs phantasmes de luthériens.
On ne fait pas disparaître les besoins sexuels inassouvis et les excès pulsionnels par une loi. On ne fait que les repousser ailleurs et les refouler à plus tard.

La peur de l’autre

Que ce soit clair : écrivant cela, je ne veux ni justifier le recours à la prostitution, ni la présenter comme « normale », ni minimiser la violence que cela peut représenter à l’égard des femmes, ni nier qu’elle relève, depuis des millénaires, de la domination masculine. Je ne veux même pas considérer que certaines « attentives », comme les appelait joliment Apollinaire, semblent préférer ce travail à d’autres et estiment qu’il n’est pas plus dégradant d’être payées largement à ouvrir les cuisses que de s’épuiser tout le corps sur une chaîne de montage pour un maigre salaire.
Il me semble simplement que cette loi ne servira pas à grand-chose, car elle ne s’attaque pas à la racine des problèmes qui sont à la source de la prostitution : l’insatisfaction sexuelle, la peur de l’autre sexe, la misère relationnelle, les frustrations, les perversions. Les femmes elles-mêmes n’y échappent pas, on l’oublie. Elles sont, semble-t-il, de plus en plus nombreuses à se payer les services d’un gigolo. Sans doute est-ce un effet « bénéfique » de la libération sexuelle. Mais la prostitution masculine est apparemment moins condamnable puisqu’il n’est en jamais question.

En toute hypocrisie

Des hommes et des femmes continuent, en pleine conscience, à se suicider à petit feu en fumant parce qu’ils ne peuvent s’en passer. Nombre d’hommes (et de femmes) continueront à aller vers les marchandes d’amour, car ils ne peuvent faire autrement. Tout le monde le sait, y compris les législateurs qui ont décrété la culpabilité du client. N’est-il pas bizarre, d’ailleurs, de vouloir supprimer la vente de sexe en faisant payer un peu plus ? Quand comprendra-t-on que l’économie ne règle pas tout ?
Il fallait bien faire quelque chose, me répondront-ils. On se satisfait donc encore, en toute hypocrisie, de l’affichage d’une loi inefficace. Comme, dans d’autres registres, on s’est félicité de la loi Hadopi qui a abouti à une condamnation en 5 ans et est en train de tomber en désuétude, ou de la loi DALO (Droit au logement opposable) qui n’a pas éradiqué les bidonvilles.

Si, un jour, on arrêtait de légiférer dans tous les sens et qu’on utilisait la même énergie pour s’attaquer aux problèmes concrets ?

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J’ai longtemps habité sous de vastes portiques…

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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