Pourquoi les bonnets rouges bretons continuent-ils de s’acharner sur les portiques écotaxes et des les abattre en les brûlant comme des sorcières ? Après tout, le gouvernement a suspendu sine die ladite écotaxe qui avait provoqué leur ire. Sans doute craignent-ils qu’elle resurgisse discrètement dans quelques mois et se livrent-ils à des destructions préventives.

Mais il me semble, plus encore, qu’à leurs yeux ces portiques ne sont pas seulement les instruments qui auraient permis concrètement de calculer cette nouvelle dîme et de facturer chaque véhicule à l’aune de ses déplacements. Ils sont aussi le symbole d’une surveillance froide et automatisée de nos faits et gestes, sortes de fourches caudines robotisées sous lesquelles nous devons passer en courbant la tête et dont nous devons accepter sans regimber les prélèvements fiscaux. Essaimés sur tout le territoire, ces octrois de ferraille bardés de caméras nous contrôlent et nous font payer, sans états d’âme, sans guère de possibilité de recours. A qui s’adresser, à qui se plaindre, auprès de qui revendiquer, quand c’est la technique, censée être infaillible, qui décide ?

D’ailleurs, on sent bien, dans cette affaire, que ce sont les potentialités mêmes de nos systèmes technologiques qui ont permis la mise en place de cette écotaxe extrêmement complexe à percevoir. Aucune organisation strictement humaine n’aurait pu y pourvoir : comment mettre un contrôleur derrière chaque camion ?

Démocraties technologiques

C’est ici la face noire de la technique qui grimace et se rit de nous, ce sont ses yeux malveillants qui nous guettent du haut des portiques routiers et entravent notre liberté de circulation. Ce que les systèmes totalitaires ne sont pas parvenus à faire – le contrôle de tous à tout moment -, c’est, dans ce cas de figure, nos « démocraties » technologiques qui sont en train de le réaliser.
On se souvient du film allemand, La Vie des autres . Il démontrait l’absurdité d’un espionnage qui demandait deux personnes pour en surveiller une. Il montrait surtout que le système pouvait être « corrodé » par la relation humaine qui finissait par s’établir entre les protagonistes et qui conduisait le capitaine de la Stasi à falsifier ses rapports pour protéger celui qu’il devait confondre. Avec la surveillance technologique, aucune « dérive » de ce type n’est possible, puisqu’il n’y entre plus aucune part humaine. Le contrevenant est systématiquement puni.

Automatismes

Écrivant cela, je comprends pourquoi je trouve les radars fixes de contrôle de vitesse à la fois utiles et insupportables. Ils sont indiscutablement utiles puisqu’ils ont permis de faire considérablement baisser le nombre de morts sur les routes. Mais ils me sont insupportables, comme les portiques, par leur automatisme, leur inhumanité. Du moment où ils « flashent » l’infraction jusqu’à celui où l’on reçoit le PV – et même jusqu’à son paiement qui peut se faire par carte bancaire sur internet -, aucune intervention humaine, sauf la main du facteur qui dépose la lettre dans la boîte (encore recevra-t-on sans doute bientôt ces avis de contravention par mail). Autrement dit, de bout en bout, mon infraction est jugée et traitée par une machine. A aucun endroit, je n’ai la possibilité réelle de me défendre devant mes pairs humains, ou simplement de m’expliquer (je n’ignore pas qu’il y a une possibilité formelle de contester l’infraction, mais elle n’a qu’une chance infime d’aboutir, la machine étant considérée a priori comme ayant encore plus « raison » qu’un agent assermenté).

Injustice machinale

Il se trouve que je suis un conducteur sage (ou attentif aux radars). Je n’ai été flashé qu’une seule fois dans ma déjà longue carrière d’automobiliste, pour un dépassement d’un petit kilomètre-heure, dû à un moment d’inattention. Je n’ai donc pas de grief personnel contre les radars. Mais, par une expérience de pensée, je redoute l’injustice de la machine son manque de discernement. Supposons que pour éviter un accident grave, j’ai besoin d’accélérer un bon coup et que ce soit justement devant un radar. Celui-ci va immédiatement enregistrer la faute, sans tenir compte des circonstances et sans que je puisse lui prouver qu’en dépassant un instant la vitesse autorisée pour sauver des vies, je n’ai pas été un mauvais, mais au contraire un bon conducteur.
J’ai la faiblesse de penser qu’un gendarme en chair et en os, avec son radar mobile, aurait pu prendre en compte la situation et m’accorder les circonstances atténuantes. Au moins aurais-je eu le loisir de pouvoir me justifier. Avec la machine, je ne peux espérer aucune mansuétude, je ne suis pas, pour elle, un être pensant, mais une plaque minéralogique qui roule trop vite par rapport à son paramétrage.

Étranges algorithmes

Comment ne pas s’inquiéter aussi de l’inflation des caméras de surveillance dans nos villes. Prévues soi-disant pour notre sécurité, voici qu’elles vont remplacer les « pervenches » – avec qui on pouvait négocier – et nous envoyer directement nos amendes de stationnement. Mais surtout, des algorithmes vont traiter leurs images et repérer les personnes et les mouvements « anormaux ». Si je fais les cent pas devant une ambassade ou une banque en attendant une amie en retard, est-ce que l’algorithme va trouver mon comportement « bizarre » et m’envoyer une patrouille du GIGN ?

A propos de banque, justement, comment accepter qu’un distributeur de billets décide si je peux ou non retirer de l’argent, non pas en appelant mon conseiller, mais un ordinateur quelque part dans les nuages qui, en fonction de paramètres que j’ignore, va donner ou non son accord ? Et l’automate peut ainsi s’arroger le droit d’avaler ma carte sans explication autre que celle de « contacter ma banque », c’est-à-dire de téléphoner à un numéro payant où une boîte vocale me demandera de taper 1, puis 2, puis dièse, puis mon numéro de compte et mon code secret pour finalement m’annoncer d’une voix synthétique que tous les conseillers sont occupés et qu’il faut rappeler ultérieurement.
Certains se demandent si un jour nous serons gouvernés par les robots. Qu’ils se rassurent, nous le sommes déjà. Du moins leur a-t-on déjà délégué largement pouvoir de contrôle et de police sur nos vies. Je ne suis pas sûr qu’il faille s’en réjouir. Je vais peut-être m’acheter un bonnet rouge (de chez Armor-Lux).

Lire la chronique précédente :

Qu’il est doux de ne rien faire

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

SANTE

Etiquette(s)

,