Joël Hubrecht *

Les soupçons pesant sur l’intégrité du président du TPIY, Theodor Meron, associés à une série de verdicts controversés, ont nourri un fort sentiment de malaise au sein du tribunal. Errements de quelques juges ou naufrage d’une institution tout entière ? L’analyse de Joël Hubrecht, responsable du programme Justice pénale internationale de l’IHEJ.

Le 14 juin dernier, un article publié dans le New York Times se faisait écho des suspicions du juge danois Frederik Harhoff à l’encontre du président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Theodor Meron, qu’il accuse d’avoir exercé des pressions sur ses collègues pour obtenir l’acquittement de plusieurs accusés. L’article reprenait aussi les propos d’un « haut représentant de la Cour » qui, sous couvert d’anonymat, faisait part du trouble qui avait gagné « près de la moitié des juges ». D’où vient ce sentiment de malaise et même de révolte devant les jugements rendus ces derniers mois par le TPIY ?

Dans une tribune du journal Le Monde, parue en décembre 2012, Pierre Hazan, universitaire suisse de renom, estime que le jugement du 16 novembre acquittant le général croate Gotovina « est et restera une tache pour tous ceux qui croient à la justice internationale, et encore davantage pour les victimes ». Ce qui frappe cependant le plus dans ce cas, ce n’est pas tant que le verdict porté par une majorité de trois juges soit contrebalancé par les opinions dissidentes de deux autres juges – la pratique est courante – mais que la contestation que ceux-ci adressent à leur confrères soit aussi virulente, l’un d’eux allant jusqu’à dire que « le jugement de la Cour d’appel contredit tout sens de justice ».

Or, ce verdict controversé n’était que le premier de toute une série d’acquittements stupéfiants qui ne feront que renforcer le trouble croissant devant ce qui prend de plus en plus les allures d’une remise en cause suicidaire de la raison d’être de ce tribunal : juger les principaux responsables des crimes de masse perpétrés dans les Balkans dans les années 90. Les protestations émises à l’extérieur du tribunal par les associations de victimes seraient en soi un motif suffisant pour s’inquiéter de cette situation car cette justice est censée leur être adressée en premier lieu, même si elle ne se confond pas (et n’a par définition pas à le faire) avec leurs seuls intérêts ou vision des événements.

Mais, en plus de la formulation d’opinions dissidentes cinglantes dans le cadre de la procédure, c’est du sein même du tribunal que proviennent les suspicions les plus graves. Celles-ci portent ouvertement sur de possibles pressions politiques exercées sur la direction du tribunal et à partir de son sommet sur d’autres juges afin d’orienter leurs décisions. Le juge danois Frederik Harhoff a confié ses inquiétudes à une soixantaine de collègues dans un e-mail que le quotidien de Copenhague BT a pu se procurer et publier en première page dans son édition du 13 juin 2013. Ainsi c’est désormais un concert de voix rassemblant juges, victimes, associations de défense des droits de l’homme, universitaires et médias, qui se conjuguent pour remettre en cause la bonne marche d’une juridiction dont ils avaient soutenu la création et à laquelle plusieurs ont participé activement. C’est donc bien d’une crise sans précédent qu’il s’agit ici.

Contrairement à ce que l’on estime souvent, les acquittements et les opinions dissidentes exprimées par une minorité de juges lors d’un verdict peuvent être tenus comme des preuves de bonne santé d’une justice qui fonctionne normalement. Les premiers démontrent que les accusés ne sont pas condamnés d’avance, que des preuves crédibles doivent être présentées par le procureur et que des innocents poursuivis à tort peuvent être réhabilités ; les seconds sont la traduction de la diversité des interprétations possibles des faits en droit et récusent l’idéalisation d’une parole de justice monolithique et quasi-divine à qui reviendrait de dire « la » vérité.

Or, acquittements et opinions dissidentes ne sont plus ici les signes d’une justice équitable et pondérée mais les symptômes d’un dysfonctionnement. Mais quelle est la véritable nature de ce dysfonctionnement ? Assistons-nous à la défaillance du projet même de justice internationale ? Au naufrage d’une institution toute entière ? Ou aux errements de quelques juges ? Pour le savoir, encore faut-il se défier des anathèmes trop hâtifs et définitifs. L’enjeu est trop grave pour s’en contenter. C’est pourquoi nous tentons ici d’appréhender plus finement les différents ressorts des acquittements prononcés par le tribunal dans plusieurs affaires, à commencer par celle, plus ancienne, de Naser Oric, jusqu’à la dernière en date, celle de Stanisic et Simatovic. A partir de cette analyse, nous montrerons quelles sont les différentes facettes du malaise actuel afin d’en tirer les conséquences et proposer une voie possible pour essayer d’éclairer les zones d’ombre qui demeurent.

Cet article a été publié par l’IHEJ (Institut des hautes études sur la justice) site de l’IHEJ.

* Responsable du programme Justice pénale internationale et justice transitionnelle