C’est l’une des figures de proue du mouvement coopératif. Chèque Déjeuner, N°3 mondial du titre restaurant, affiche de fortes ambitions économiques pour les cinq ans à venir. Explications de son président-directeur général.

Chèque Déjeuner est la Scop la plus connue en France. C’est aussi la seule qui se soit développée à l’international…

Avant d’être une coopérative, Chèque Déjeuner est une entreprise. Nous sommes le n°3 mondial sur le marché des chèques et cartes de services prépayés, comptons plus de 185 000 clients, entreprises et collectivités, et 22,7 millions de bénéficiaires, salariés et citoyens. En 1975, quand je suis entré dans l’entreprise comme commercial, nous étions 35. Quand je suis devenu président en 1991, nous étions 250. Quand je partirai, nous serons sans doute 2 500.
Comme toute entreprise, Chèque Déjeuner doit d’abord faire du résultat. Nous devons nous battre contre une concurrence extrêmement forte, face aux deux multinationales que sont Edenred et Sodexo. Nous sommes donc contraints à la réussite économique. Celle-ci passe par des objectifs stratégiques ambitieux. Nous venons de lancer notre plan 2013-2018, qui vise d’ici à cinq ans le doublement du volume d’émission, de 4,2 milliards à 9 milliards. Côté effectifs, il est prévu que nous passions de 2 000 à 3 000 salariés en cinq ans.

Comment l’activité du groupe s’accommode-t-elle de la crise ?

En 2012, à l’instar d’une quinzaine de multinationales, dont Axa, nous avons dû cesser nos activités en Hongrie, Budapest ayant décidé de bouter hors du territoire national hongrois les entreprises étrangères pour nationaliser les activités. Nous avons bien sûr attaqué l’Etat Hongrois en cour d’arbitrage à Bruxelles, mais cette affaire s’est soldée par le licenciement d’une centaine de personnes.
Outre ce coup dur, que nous ne pouvions absolument pas anticiper, l’année 2012 n’a pas été si mauvaise. Nous avons même réalisé l’un de nos meilleurs chiffres sur la France. Nous le paierons peut-être cette année, mais si l’on en croit les premiers résultats de 2013, qui donnent le tempo pour l’année, nous sommes quasiment partout dans nos budgets.

Le groupe est présent dans 13 pays. Où trouver les poches de croissance ?

Nous sommes déjà très présents en Europe, même s’il reste des marchés où nous pouvons accroître notre business. En France, avec 1,8 milliard d’euros d’émission, nous n’avons plus beaucoup de marge de développement. Par ailleurs, certains marchés locaux comme l’Espagne, le Portugal et la Roumanie, subissent les effets de la crise. Il faut aller chercher ailleurs les leviers de croissance. En Amérique latine, avec le Brésil, le Mexique, la Colombie… En Asie, avec l’Inde notamment, puis le Vietnam…

Ces ambitions de croissance, ce sont aussi des risques pour l’entreprise…

Ce sont des risques mesurés. Nous avons des réserves importantes et zéro dette. Tout notre développement s’est construit en autofinancement. Nous réinvestissons les bénéfices en visant le long terme. Lorsque nous rachetons des entreprises, c’est pour qu’elles se développent à leur tour et qu’elles créent de la valeur et de l’emploi. Sans la coopérative, nous ferions comme les autres : les rachats se traduiraient par des licenciements pour accélérer la rentrée des dividendes. L’intérêt général n’est pas un vain mot. 3% des bénéfices de la coopérative sont reversés dans une caisse de solidarité dédiée à l’ensemble des personnels du groupe. Dernièrement, nous avons ainsi pu faire opérer en Allemagne une employée hongroise atteinte d’une maladie grave.

Une coopérative peut se développer sans perdre son âme ?

Chèque déjeuner a été créée en 1964 par Georges Rino, personnalité charismatique, syndicaliste, fortement attaché aux valeurs sociales et aux principes coopératifs. En cinquante ans, le groupe est non seulement devenu le numéro 3 mondial du titre restaurant, mais le seul indépendant. Cette indépendance, nous la devons à la coopérative. Un groupe comme le nôtre vaut près d’un milliard d’euros, cela attise les convoitises. Sans la coopérative, nous aurions été mangés depuis longtemps.
J’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas se laisser dépasser par la tergiversation. Nous sommes dans une économie de marché, business is business, il faut foncer, sinon, on meurt. Le groupe a grandi à la faveur d’un schéma classique de développement via croissance organique et rachat de filiales, une quarantaine aujourd’hui. La compétition, les enjeux de développement obligent à prendre des mesures structurelles, à faire des arbitrages qui impactent les organisations. Nous avons créé une holding pour le pôle services, une autre pour l’international. C’est indispensable si l’on veut continuer de croître. Le développement par la coopérative, c’est très difficile. Dès lors que vous laissez entrer des fonds d’investissements, vous vous faites manger. Il faut donc créer des pare-feu qui protègent la coopérative et permettent en même temps de faire entrer des fonds pour financer le développement.
Performance économique et coopérative ne sont pas incompatibles, nous en sommes la preuve même et tenons dur comme fer à nos principes fondateurs.

Reste que les filiales, elles, ne sont pas sous statut coopératif…

C’est pourquoi nous devons demeurer extrêmement vigilants et déterminés dans la défense de nos valeurs. Il faut donc définir des mécaniques qui ancrent nos filiales dans les principes coopératifs à défaut de statuts. Pour ce faire, il est essentiel de créer et de maintenir une culture groupe. Bien sûr, la participation, reste plus importante dans la coopérative avec 45% des bénéfices placés en réserves et 45% reversés aux salariés. Quand la participation est à 5 000 euros chez Cadhoc, elle peut monter à 20 000 euros chez Chèque Déjeuner. Mais exception faite de la participation, les filiales bénéficient des mêmes conditions que la coopérative : comité d’entreprise, avantages sociaux.

La dématérialisation, c’est un cap stratégique pour Chèque Déjeuner ?

C’est moins un défi technique qu’un enjeu de modèle économique. Techniquement, nous savons faire. En Turquie, où nous avons racheté l’un des leaders du marché local, l’activité fonctionne à 100% sur du titre dématérialisé. Sur les marchés historiques, il va falloir gérer la transition, en misant sur la coexistence du papier et de la carte durant un an ou deux, période qu’il faudra mettre à profit pour former nos collaborateurs, accompagner certains d’entre eux vers de nouveaux métiers, encourager la mobilité au sein du groupe. Cela aura un coût. Mais l’objectif est de maintenir tout le monde dans l’emploi. Là aussi, les principes coopératifs de solidarité ont force de loi. Pas question de licencier des collaborateurs au motif d’une rupture technologique dont ils ne sont en aucun cas responsables.

La posture coopérative n’est-elle pas un frein en termes d’image employeur ?

Très franchement, je n’ai jamais vu autant d’intérêt pour l’idée coopérative. Même nos filiales non coopératives doivent traiter une masse croissante de candidatures spontanées où s’exprime clairement un intérêt pour une approche plus éthique et solidaire de l’entreprise et du travail. Chèque Déjeuner accueille environ 25 nouveaux sociétaires par an, que je prends soin de recevoir personnellement au moins pendant une heure. On associe parfois aux entreprises coopératives une image un peu désuète, vieillotte. Chez nous, la moyenne d’âge (groupe comme holding) est de 34 ans.
L’impératif de compétitivité nous a ainsi poussés à revoir les salaires des cadres à la hausse. Au sein de la coopérative, si la rémunération des employés est supérieure d’environ 30% aux pratiques du marché, ça a longtemps été l’inverse pour les cadres,avec une dépréciation du niveau des salaires de l’ordre de 30% par rapport à la moyenne du marché. J’ai créé une direction de la stratégie et du développement pour laquelle j’ai privilégié le recrutement externe, il fallait donc que je puisse proposer des rémunérations plus en rapport avec le marché. Cette revalorisation des salaires cadres s’est mécaniquement traduite par un étirement de l’échelle des salaires. Nous étions dans un rapport de un à huit, nous sommes passés à un rapport de un à douze. Aujourd’hui, le salaire plancher au sein de la coopérative est de 24 000 euros annuels brut. Auxquels peuvent s’ajouter jusqu’à 20 000 euros de participation, ainsi qu’un quinzième mois. Une participation totalement égalitaire, ce qui est assez rare aujourd’hui dans les coopératives: quand l’hôtesse d’accueil touche 20 000 euros, je touche également 20 000 euros.

Depuis 1991, tous les quatre ans, vous êtes élu à la présidence du groupe à plus de 80% des voix. C’est un score de république bananière…

Le leadership est à mes yeux indispensable. Le conseil d’administration est élu pour quatre ans. Mais durant ces quatre ans, il dirige vraiment. Je suis le président et en ce qui concerne mes décisions, le suis intraitable.
J’ai toujours été élu et réélu à plus de 80% des voix. L’élection donne une légitimité. Ce qui n’est pas sans danger. Il ne faut pas que le sentiment de légitimité tourne à l’impunité. On a vu des patrons de petites coopératives prendre très rapidement “le melon”.

Vous partirez à la retraite dans un an. Qui vous succédera ?

Je prendrai ma retraire en juin 2014 et présenterai le prochain directeur général au conseil d’administration en octobre 2013. Ce sera une personne de l’interne, obligatoirement. Elle sera très probablement le prochain président, il est inenvisageable de choisir quelqu’un qui ne connaîtrait pas l’entreprise.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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