Une logique absurde s’est emparée du capitalisme financier. Le low cost en est un exemple. Comment des innovations, qui sont initialement susceptibles de faciliter la vie des plus pauvres, peuvent devenir des pièges inexorables au bénéfice des plus riches ?

Le piège fonctionne en deux temps. D’abord, sous le couvert de prix bas, il améliore le pouvoir d’achat d’une clientèle à moindre revenu. Ensuite, étendant son emprise sur la société, de manière insidieuse, il entraîne une dégradation des salaires et une explosion des inégalités à l’échelle mondiale. Tout cela est connu, mais il n’est pas inutile de résumer les faits pour les avoir clairement à l’esprit. Il ne s’agit ni d’un complot ni d’un scandale de plus, mais bien d’une conséquence « rationnelle » d’un capitalisme financier qui s’est dévoyé.

A priori, l’idée paraît bonne, voire démocratique : permettre aux classes les plus modestes d’augmenter leur pouvoir d’achat grâce à des prix tirés vers le bas. C’est avec la fin des années 1970 et avec les années 80 que les enseignes de hard-discount commencent à populariser le modèle low cost auprès des classes défavorisées. Avec les années 2000, le modèle se généralise et l’on voit le low cost s’étendre progressivement à toute la sphère de consommation : de l’alimentation au textile, de l’automobile au transport aérien, de l’ameublement à l’hôtellerie, de la téléphonie à l’informatique, des assurances aux services à la personne. C’est toute l’industrie et les services qui se convertissent et la plupart des entreprises ouvrent des départements low cost. Dans les sociétés occidentales, les Etats encouragent la tendance pour « faire passer », tant que se peut, les baisses de salaire et de revenu. Pendant ce temps, ce ne sont plus seulement les plus pauvres, mais aussi les classes moyennes qui sont devenues les cibles du low cost. Sous la pression d’une crise mondiale, il devient très tendance de « consommer malin », voire d’être radin ! Le marché du low cost explose et c’est là que ses inconvénients deviennent dominants.

Le low cost est un modèle économique basé sur un produit « nu », débarrassé de tous les services superflus. Dans un premier temps, pour les consommateurs, ses aspects les plus perceptibles sont les magasins très dépouillés, le packaging rudimentaire, peu ou pas de publicité. Ce qui bénéficie au consommateur. Mais dans un deuxième temps, au fur et à mesure que le modèle s’étend sur le marché, c’est un tout autre aspect du low cost qui apparaît. Un deuxième aspect qui n’était jusque là perceptible que par ses seuls salariés : simplification des procédures d’entreprise, peu de personnel, salaires minimaux, pressions maximales à la compétitivité.

C’est grâce à ces deux aspects (produits nus et pression sur les salaires) qu’on peut offrir des prix bas en préservant une marge bénéficiaire fondée sur la vente en masse. C’est alors que le low cost se dévoile tout à fait à travers la spirale d’appauvrissement dans lequel il engage la société toute entière. Le piège est implacable car, sous l’effet de la crise, qui peut aujourd’hui refuser de consommer moins cher ? Dès lors, il faut accepter la conséquence de cette consommation à moindre prix : une dynamique qui pousse les salaires vers le bas, vers un univers de pression continue sur les salariés et d’appauvrissement généralisé. Et le piège de se refermer : plus la consommation low cost s’étend plus les inégalités s’accroissent par le biais des bas salaires chez les hard discounters, chez leur sous-traitants, chez leurs fournisseurs, de leurs transporteurs, etc., bas salaires qui font effet de levier sur tout le marché de l’emploi.

Et ce n’est pas tout, car la dynamique du low cost s’étend à l’échelle internationale dans les pays en voie de développement, par le biais des fournisseurs de biens à bas prix et les sous-traitants. Dans ces pays, les salaires et les conditions de travail tendent vers l’esclavagisme, vers les usines vétustes qui s’écroulent sur les salariés et vers la dynamique des prix bas qui devient pourvoyeuse de misère. C’est la clochardisation d’un système international low cost, d’une mondialisation low cost, de millions de vies devenues low cost.

Où est le temps où le capitalisme industriel fordiste s’enorgueillissait du fait qu’une entreprise devait rémunérer correctement ses salariés pour qu’ils puissent s’offrir les voitures qu’ils fabriquaient ? D’un capitalisme qui considérait que, pour se développer sainement, il avait besoin d’un large marché de clients solvables, d’une classe moyenne étendue et de classes populaires convenablement rémunérées. Aujourd’hui, avec un modèle comme le low cost, seuls les marchés financiers et les actionnaires s’enrichissent, pendant que le reste du monde s’appauvrit. Et on se demande, dans un tel monde, pourquoi la croissance n’est pas au rendez-vous ? C’est cette logique dévoyée que nous allons continuer d’explorer avec d’autres exemples, dans de prochains articles.

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Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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