Un peuple, un territoire, une nation, un droit. Les fondements de la nation sont-ils mis à mal par l’irruption des réseaux de télécommunication et de la numérisation du monde?

Avec les importantes migrations économiques et politiques de ces dernières décennies, nombre de peuples sont devenus des diasporas qui ont perdu une partie de leurs territoires mais qui ont préservé leurs racines grâce aux réseaux électroniques. Bien des diasporas doivent beaucoup à Internet. Cela explique aussi les puissantes motivations de certains pays en développement pour utiliser le réseau des réseaux.

Nos élus hexagonaux l’ont-ils compris ? Ont-ils intégré la puissance potentielle des centaines de millions de francophones dispersés de par le monde ? On peut en douter.

Dans les années 90, ses chercheurs fuyant le pays, le ministère colombien de la recherche faisait le constat d’une importante perte de matière grise. Avec le soutien de l’OCDE, le ministre de la R&D se lança dans la création d’un réseau de chercheurs colombiens installés un peu partout dans le monde. Faisant appel à différents réseaux internationaux, il identifia et mobilisa un réseau de chercheurs d’origine colombienne qui acceptèrent de faire partie de ce que l’on pourrait citer comme le premier réseau de R&D d’une diaspora (1) . Cet exemple est loin d’être unique mais plus courant dans les réseaux d’affaires.

La diaspora chinoise installée à l’étranger représente plus de 30 millions de chinois venus des régions les plus dynamiques. Elle a vite compris le parti qu’elle pourrait tirer de l’utilisation d’Internet pour favoriser ses affaires et celles de ses ressortissants. Pour elle aussi le sentiment d’appartenance est moins un problème de territoire que le sentiment d’une reconnaissance commune autour de valeurs culturelles partagées. Les diasporas culturelles, ethniques, scientifiques et marchandes constituent depuis toujours des communautés répondant au besoin historique de préserver l’identité de peuples éparpillés. Internet leur sert d’instrument de cohésion en préservant leur identité.

Les réseaux électroniques deviennent le moyen privilégié et économique pour partager de l’information. Des Bretons, des Luxembourgeois, des Corses mais aussi des Mexicains, des Chinois ou des Israéliens, ce sont des peuples entiers qui, en se retrouvant sur le réseau Internet, envisagent désormais, pragmatiques, de faire des affaires entre eux, puis ensemble, de proposer leurs services et leurs produits ailleurs, y compris auprès d’autres communautés. Les internautes ne sont plus uniquement les citoyens d’un pays, ils sont les ressortissants de communautés virtuelles. Les travailleurs modernes ne sont plus seulement des salariés d’une entreprise donnée, ils sont aussi des nomades digitalisés dans des réseaux professionnels les plus divers. L’individu est tout à la fois membre d’une communauté physique et le ressortissant numérisé d’un cybermonde, né ici, vivant là, surfeur sur la Toile qui lui sert d’outil, de mode d’évasion et de vecteur relationnel.

La Nation s’estompe tandis que l’individu s’enracine dans ses lieux de vie et utilise des liens numériques pour renforcer ses liens d’affinités. Il choisit librement avec qui entreprendre des affaires, travailler, consommer, se distraire et s’associer, ce qui implique une nouvelle façon de penser la gouvernance des affaires du monde. Les territoires numériques sont en train de révolutionner la géopolitique, grâce à la technologie, pour la première fois dans l’histoire humaine, nous avons la possibilité d’entretenir des rapports intenses avec un très grand nombre de francophones.

Malgré la disparité de ses origines et de son histoire, la francophonie s’inscrit elle aussi dans cette histoire récente des communautés virtuelles. Lors de la mise en œuvre de la banque en ligne du Crédit Mutuel de Bretagne, la cible était moins les ressortissants locaux que les membres de la diaspora bretonne dans le monde. Une diaspora qui répondit très favorablement aux offres de la banque. Histoire similaire lorsque, quelques années plus tard, TV5, sous l’impulsion de son président de l’époque, lancera avec un grand succès les premières expériences associant ses émissions et l’utilisation d’Internet. En 1998, la mise en ligne du premier incubateur virtuel de la francophonie « e-businessgeneration » mobilisa très vite des ressortissants français désireux de faire des affaires avec leurs compatriotes et installés un peu partout, au Vietnam, au Mexique, aux États-Unis.

Le discret développement du Centre International d’Opportunités d’Affaires (2) , fondé en 1999 par Léon Lucide, un avocat martiniquais, est une autre illustration concrète de ce qu’il est possible de faire pour soutenir les échanges d’affaires dans l’espace francophone (3).

A-t-on pris réellement conscience des enjeux que représente une diaspora française forte et mobilisée ? La francophonie représente un état virtuel comprenant plus de 220 millions de personnes parlant français et incarnant la présence française dans le monde! Pourtant RFI voit son budget et son influence réduits, notamment en Russie, pourtant pivot d’un rapport de force permanent entre l’Est et l’Ouest. On peut s’interroger de savoir si nos élites ont entendu parler du « soft power » ?

Jacques Attali considère que l’affaiblissement d’une langue entraîne en parallèle celle de son économie (4)
et le président François Hollande vient de s’en faire l’écho. C’est plutôt l’affaiblissement d’une économie qui entraîne celle de la langue. La forte croissance de la langue allemande par rapport au déclin de la langue française illustre son reflux constant face à celle de nos compétiteurs. C’est dire l’importance d’encourager les échanges d’affaires dans l’espace francophone. Trop d’élus considèrent que nos lointains cousins ne méritent pas mieux que des visites avant les élections et des invitations occasionnelles sous prétexte de rencontres culturelles autour de notre histoire gauloise. Un ethnocentrisme jacobin de terroir désolant lorsque l’on songe que cette diaspora représente solidairement des milliers d’emplois, des opportunités d’affaires considérables et sans doute le dernier rempart contre la disparition de la langue française.

Espérons que la nomination de la Ministre déléguée à la Francophonie, Yamina Benguigui, sera l’occasion pour le gouvernement de ne plus se cantonner aux kermesses culturelles habituelles et de donner un nouveau souffle au « soft power » français.

(1). Voir « Netbrain, les batailles des nations savantes ». Dunod 2008

(2). Actif dans plus de 40 pays, le groupe CIOA réunit une communauté d’affaires constituée de créateurs, d’entreprises, de groupement, d’institutions et mutualise des ressources et des services pour aider ces acteurs à se développer au niveau local et international. Léon Lucide, Avocat de formation. Entrepreneur à 20 ans à la suite d’un tour du monde. (36 pays visités) va créer le World Commodities data Exchange en 1993 et IBEX International Business Exchange en 1995. Puis le groupe CIOA en 1999.

(3). Voir aussi www.golden-trade.com

(4). Chronique de Jacques Attali, L’express du 23 mars 2006