Yan de Kerorguen

Comme il est fatiguant de courir après le temps ! Ce temps du court terme qui nous transforme en comptables de nos existences nous épuise.

. Toujours tout calculer, au plus vite, en aveugle, perdant de vue le sens de toute chose, tournant en rond. Le court terme est devenu cynique. Il produit du ricanement politique et du mépris social. Bien sûr, la crise est là et il faut s’attaquer aux causes concrètes du mal. Le court terme nous oblige. Mais cette exigence de gestionnaire ne peut produire des effets que si elle s’accorde au long terme, au temps du projet et des visions, à celui de l’imaginaire et du lointain, de l’horizon et de l’inconnu, au temps historique qui permet de voir le relief du réel.

Le temps budgétaire et austère, dans lequel nous sommes plongés depuis la crise des « subprimes », est un temps sans projet, un temps sans désir.

C’est ce manque de désir qui nous empêche d’avancer. Nous sommes en arrêt sidéral, en prise avec une obsession imposée par les décideurs politiques et économiques : la dette !

Chaque instant de notre vie quotidienne est ponctué par des chiffres et des pourcentages auxquels la plupart d’entre nous ne comprennent rien. Qu’est-ce qu’on fait là ? Dans ce monde de comptable maniaque où les milliards s’affolent, rien ne nous donne envie de construire. Aucun discours, aucune vision ne nous présente un horizon. Devant nous, le mur de la dette semble infranchissable. Il nourrit les exaspérations, au risque de l’instabilité. La dette, ce mot est devenu notre prison. Il faut s’en libérer. Oui, mais comment ? En s’occupant un peu du long terme. Le long terme donne du champ. Il nous éclaire…

Sans doute, les 130 milliards d’euros débloqués vendredi 20 juin, lors du sommet européen de Rome constituent-ils une bonne nouvelle. Leur impact risque cependant fort d’être limité. Il y a un goût de trop peu dans ce sursaut, mais surtout, toujours pas de thème mobilisateur pour tenir le cap. Si on ne se départit pas de cet esprit pingre qui nous interdit de penser le long terme, la situation des Français et des Européens continuera de se dégrader n’excluant pas des conflits entre états.

L’Europe a été faite pour maintenir la paix sur un continent souvent déchiré. Sans Europe solidaire, le risque revient de crispations nationalistes dont on voit les premiers soubresauts ici et là. Les nationalismes sont toujours prêts à profiter des faiblesses de la démocratie. Cette paix européenne, il faut la préserver coûte que coûte. L’Allemagne hégémonique doit faire preuve de bienveillance, sans quoi elle nourrira les extrêmes.

Mutualiser la dette est le seul moyen de retrouver un climat de stabilité. La mutualisation de la dette diminuera les taux d’intérêt et redonnera des marges de manœuvre aux pays endettés. Elle fournira l’opportunité de renforcer la coopération entre la Commission européenne et les Trésors nationaux. Elle favorisera la possible création d’un Trésor européen et la transformation d’une mauvaise dette en bonne dette, à même de financer des projets générateurs de revenus futurs.

La transformation de la dette sera l’occasion de retrouver l’esprit européen, seul capable d’éviter les effets destructeurs de son effondrement sur le niveau de vie des citoyens de l’Europe. Aussi bien, le court terme dans lequel nous nous enfonçons, au risque de désespérer, ne peut être que généreux. Bref, il y a une seule bonne raison de courir après le temps, c’est de s’engager vers une réorientation en profondeur de la politique européenne, de repenser, au-delà de l’économie, le projet européen vers une Europe juste, solidaire et démocratique, capable de tenir toute sa place dans le monde.

Un horizon sur le long terme, voilà ce qui nous manque. Certes, gérer le court terme est une des conditions pour sortir du marasme que nous connaissons mais ce n’est pas la seule. Tous les efforts, aussi sérieux soient-ils ne serviront pas à grand-chose si on ne transforme pas la dette en investissement, si on ne place pas une charge de désir dans les annonces de nos gouvernements. Mais où se trouve donc ce désir ?

En général, l’être humain fixe son désir sur un objet, sur un modèle. Le malaise de notre époque de l’urgence et du profit à court terme, est que l’objet, les objets, sont de plus en plus immatériels ou cachés ou perdus, enfouis derrière les passions éphémères et les pulsions grossières comme les jeux du stade ou de la télévision.

Ces désirs-là n’ont pas d’histoire. Ils sont liés au court terme, à l’urgence, ce sont des désirs comptables qui ne sollicitent pas nos sens. Ce sont des désirs « endettés ». La victoire espagnole à la finale du championnat européen n’a-t-elle pas été fêtée comme un moyen de compenser une partie de la dette. C’est de bien d’autre chose qu’il nous faut.

Il nous faut découvrir, explorer, encore et encore les immenses champs du possible.

Sans esprit de découverte, sans désir, aucune création n’est possible. Le désir est une dynamique du temps. C’est le désir qui permet de gagner le lointain, qui permet d’explorer les souterrains où se trouvent les germes de notre futur. Le rêve, l’imaginaire, le projet, sont des réalisations de désir. Il faut les fréquenter et nos soucis s’en trouveront apaisés. Parler de relance n’est pas qu’une affaire de milliards, c’est une affaire de confiance. L’expérimentation, la recherche, l’initiative, l’exploration , tels sont les outils de la relance.

Il faut qu’on se le dise : nous sommes dans une période de transition. Et passer d’un monde à l’autre n’est jamais aisé. Il faut se débarrasser des vieilles habitudes, rompre avec la vieille économie et ce qui l’a amené dans le fossé, retrouver une autre façon de financer l’activité, engager une nouvelle croissance, y aller résolument avec entrain.

C’est vers la jeunesse qu’il faut se tourner pour mieux sentir ce désir. Le programme Erasmus qui offre aux jeunes européens une mobilité qu’ils n’avaient jamais connu est un modèle de ce désir partagé. La phase narcissique, du tout « égo » semble avoir atteint ses limites. Même si les réseaux sociaux continuent de véhiculer les valeurs du soi et de l’intimité, les nouveaux modèles en cours parmi la jeunesse éclairée sont d’un autre ordre, l’ordre du « co ». Le désir de l’autre prend ici toute sa place.

Colocation, coopérative, coworking, covoiturage forment les nouveaux espaces de la vie collective. Les réseaux mobiles « ad hoc », fonctionnant sur le modèle du « peer to peer » (P2P), pourraient bien signer la fin de l’internet centralisé au profit d’une multitude de réseaux ouverts. Echanges de pair à pair, économie du partage, tels sont les voies des économies à venir. Cela prendra du temps. Mais dès maintenant, les initiatives, les expériences abondent.

L’enjeu aujourd’hui est de raconter ces histoires naissantes, d’en faire profiter, de les cultiver. C’est aussi vers la science et l’innovation qu’il faut placer ses atouts. La mer, l’espace, les plantes, recèlent encore tant de possibles pour les générations à venir. Dans les laboratoires, dans les associations, chez les amateurs éclairés, se trouvent le désir et les passions, sachons les valoriser, sachons en parler.

Observateur de l’actualité prospective et média des initiatives citoyennes, Place Publique s’est habitué à regarder ailleurs la météo des jours à venir. Mobilités, coopérations numériques et open data, transition énergétique, économie sociale et solidaire, solidarités intergénérations, tous ces sujets sont notre pain quotidien. Aux politologues et autres sondeurs patentés, aux commentateurs des diners en ville, aux journalistes animateurs, aux stars des médias qui se partagent le monde de l’info en toute connivence, nous préférons les découvreurs et les artistes, qui trouvent leur légitimité dans une pratique sociale, scientifique ou culturelle. Ceux-là on ne les invite pas beaucoup.

Depuis longtemps, Place Publique se distingue dans le paysage des médias internet par son choix de donner les parole aux expertises citoyennes, aux associations, aux personnes engagées, à ceux qui font l’actualité et proposent des modèles, des projets. Place-Publique donne plus d’importance aux penseurs du temps qui passe, aux avant-gardes, aux mondes ouverts, aux chercheurs dans les labos, aux praticiens qui inventent des solutions économiques et sociales, aux entreprises qui innovent, aux contre-pouvoirs.

Pour peu qu’on prête attention à ce monde en recherche de solutions , il y a là un gisement de promesses pour l’avenir.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

EDITO

Etiquette(s)

,