Ce n’est pas le numérique qui favorise la révolution, c’est l’envie de révolution qui a suscité le numérique pour s’accomplir. Le numérique est la signature de l’autonomie et de la rupture. Le moteur est le même qui agite les foules en Tunisie et qui transforme le quotidien des gens à Paris, même si les plans ne sont pas les mêmes.

Dans un somptueux article, « Le génie de Tahrir », paru dans Libération, Salim Nassib raconte comment filles et garçons interpellent de jeunes orateurs assis sous un écran géant où s’affiche la session de tweets qui fait défiler en temps réel les messages écrits du lieu même au Caire ou d’Alexandrie, ou de toutes les villes qui suivent les débats sur leurs mobiles. Et ces jeunes, dit-il, « un doigt sur le clavier de leur mobile, un œil sur l’écran géant et l’oreille en alerte, [sont] les mutants qui nous conduisent à tâtons dans l’époque à venir. »

Ces mutants nous intéressent, leur refus des règles du jeu et leur engagement du numérique qu’ils mobilisent à cette fin. Il faut inverser la lecture convenue. Ce n’est pas le numérique qui favorise la révolution, c’est l’envie de révolution qui a suscité le numérique pour s’accomplir. Le numérique est la signature de l’autonomie et de la rupture. Le moteur est le même qui agite les foules en Tunisie et qui transforme le quotidien des gens à Paris, même si les plans ne sont pas les mêmes.

Une révolution sociologique a précédé les révolutions politiques. « Le nouveau média, c’est les gens », disions-nous en commentant dans un livre sur le 5e écran l’arrivée du dernier né, Twitter, encore au berceau en 2008. Média hypermobile de l’instant, du présentiel ubiquitaire, de l’adhésion et de la dissémination, Twitter est l’incarnation d’une communauté élastique – surgissant, puis disparaissant –, mais dont la robustesse se mesure à la vitesse de réaction dans les mobilisations. Twitter accomplit un travail d’intermédiation incessant, courant de l’un à l’autre, il active une relation inédite entre tous les écrans de la ville; de l’intime de l’écran personnel au public des écrans des communautés

L’étonnant dans l’affaire est d’ailleurs la difficulté de prendre le contrôle ou de détourner un outil aussi ouvert. Sa puissance est paradoxalement dans sa transparence. Par quel bout voulez-vous prendre cette affaire ? Il n’y a pas de début et de fin dans cette histoire. Comme un hydre, quand une tête disparaît, un autre fait coucou. Que voulez-vous faire quand tout le monde parle en même temps et arrive néanmoins à se comprendre dans cette cacophonie ? C’est à s’arracher les cheveux. Même les autorités chinoises connaissent tout d’un coup les limites de la censure avec un cousin de Twitter né sur les téléphones chinois.

Mais revenons au fond de l’affaire. « Notre destin, c’est nous-même qui le faisons ». C’est ce que déclare Lina Ben Mhenni – l’une des figures de la révolution, avec son blog « A Tunisian Girl » – quand elle reçoit récemment le grand prix 2011 du World e-forum pour son engagement dans la révolution tunisienne. (Notons au passage que le numérique semble particulièrement favoriser l’expression des femmes, infiniment plus présentes que dans les grands médias – plutôt la terre des hommes. Les femmes sont aussi des hackers puissantes. Un article de Slate décrit Le China Girl Security Team, des Amazones du Net qui regroupent plus de 2.000 filles, « On s’amuse bien », disent-elles !]. A la même lattitude, mais quelques milliers de kilomètres plus loin, une autre femme – Daphni Leef, leader du Mouvement du 14 juillet – dit la même chose avec d’autres mots « Le peuple, c’est nous : nous avons le pouvoir, le peuple d’Israël a le pouvoir ! »

Jusqu’ici rien de nouveau sous le soleil. Apparemment, on est en face d’un discours de révolte classique. Pourtant, les politologues et autres observateurs ont raison quand ils observent des ruptures radicales dans ces révoltes. On peut faire une lecture autour de la notion d’empowerment qu’illustre le propos de Lina Ben Mhenni. Car si l’empowerment est politique, il est aussi sociologique. Et dans ce contexte, on peut s’interroger sur le numérique comme outil d’empowerment.

Le mouvement de l’empowerment précède l’irruption quasi simultanée d’internet et de la téléphonie mobile. La notion d’empowerment est d’abord liée au travail. Et la révolution du travail, c’est la révolution sociologique du temps. C’est le basculement de l’ère fordienne à l’ère de la flexibilité et de l’autonomisation des pratiques, mais c’est aussi le basculement dans l’ère de la précarité. Dans empowerment, il y a pouvoir? Le « pouvoir » de l’autorité dans l’ordre fordien transfère la « productivité » en maltraitant le temps du travail et en y ajoutant la précarité.

Dans les années 80, 200.000 femmes italiennes étaient descendues dans la rue pour manifester contre l’ordre du temps. Elles n’en pouvaient plus de gérer un temps professionnel qui s’ajoutait aux autres. Elles n’en pouvaient plus de ces conflits avec le temps familial, le temps domestique et le temps social. Elles interpellaient la puissance publique sur un registre éminemment pratique : Comment faire ses démarches administratives et ses courses si ces derniers sont fermés quand on cesse de travailler ? Comment s’occuper des enfants et pourquoi faire des enfants s’ils ne sont plus pris en charge par la mère ni par la crèche pour une question de temps ? Cette prise de position a donné lieu à la création d’une instance obligatoire à toutes les villes italiennes de plus de 30.000 habitants, les bureaux du temps, dans lesquels les habitants sont parties prenantes.

On est alors – et pour la première fois dans la période ouverte avec l’ère industrielle – dans l’introduction du citadin dans la gouvernance au quotidien, sans se laisser abuser par le cadre convenu de l’administration et de la démocratie dont le seul horizon électoral montre ouvertement ses limites. Cette révolte n’est qu’un signe discret – d’ailleurs oublié par tout le monde –, mais dont les échos retentissent jusqu’à aujourd’hui.

Un peu plus tard, au milieu des années 90, démarre la massification d’internet et de la téléphonie mobile. La marque Swatch lance une campagne publicitaire mondiale : « Le temps, c’est ce que vous en faites ». L’opportunisme commercial n’exclut pas un certain discernement sociologique. Ce qui apparaît comme une flatterie du consommateur n’est en fait que la reconnaissance d’une autonomisation des pratiques. Peu à peu, d’autres ont compris – et on tiré profit commercial de cette circulation insensée de la parole, fut-elle écrite. Au printemps dernier, Google lançait une campagne tout aussi opportuniste mais également pertinente « Le Web, c’est que vous en faites ». Donc quand Lina Ben Mhenni dit « Notre destin, c’est nous-même qui le faisons », nous sommes bien dans cette même veine. Et si Google et Lina Ben Mhenni n’entendent pas les mêmes applications et ne partagent pas les mêmes aspirations, cela ne fait que consolider l’idée que l’empowerment transcende les enjeux pour devenir une composante sociologique fondamentale. Mais il faut aussi admettre que l’empowerment, les média et les gens, c’est la même chose. C’est ce que Bourdieu aurait appelé un « capital social ». En l’occurrence, ce capital social-là est un objet sociologique bizarre qui laisse les observateurs à court d’analyse. Les repères ont volé en éclat. Ce qui fait dire justement à Selim Nassib que « Quelque chose ne tourne plus rond ». « Les coups montés, les brutalités, les lois d’exception, les tribunaux expéditifs ne résolvent plus le problème comme avant… », observe t-il. Plus largement, les codes d’hier ne fonctionnent plus.

C’est là où se situe la rupture. Ce que laissent entrevoir les mouvements de la Tunisie à Damas, des indignés de Madrid à ceux de Wall Street, mais aussi plus banalement les réseaux sociaux au quotidien avec leur blogs, leur wikis, leur fils d’information qui surgissent en une nuit, leurs prises de parole multiples, c’est qu’il y a d’autres réponses que celles d’hier. Ces réponses, on ne les a pas ? Qu’à cela ne tienne, ce pouls permanent de la ville va en identifier les contours, une éditorialisation constante va essayer ses palimpsestes. On écrit, et puis on réécrit par-dessus jusqu’à ce qu’on trouve, jusqu’à ce que tout le monde sache. Cette posture « informés-informants » est profondément déstabilisante pour les gouvernants. D’ailleurs, ceux qui se sont essayés à jouer avec Twitter, soit se sont ridiculisés, soit pire, ils n’ont accroché aucune audience à leur fil (l’image de Twitter est celle d’un oiseau sur un fil, proche bien sûr de la représentation de la paix).

Cette figure de « l’informant-informé », constitutive de l’empowerment peut prendre des tournures cocasses et romantiques. La militante altermondialiste Noami Klein est intervenue à « Occupy Wall Street ». Face à l’interdiction d’utiliser un mégaphone, la foule a développé un « microphone humain », relayant phrase après phrase la parole jusqu’à ceux qui étaient trop loin pour entendre; preuve qu’on n’est pas tributaire des technologies pour être des « informés-informants ». On peut l’être au pied de la lettre. Cela signifie également que la parole n’est plus univoque. Elle est descendante, montante ou horizontale.

La notion de la place publique se trouve bouleversée par cette brutale circulation des points de vue, par cette construction commune et toujours changeante de la ligne éditoriale. Vous pensiez que j’étais là, eh bien non, je suis déjà là-bas. C’est vrai pour les gens, c’est vrai pour les idées qui sont tout aussi mobiles. L’appropriation des outils ouvre la voie à l’appropriation de la ville et de la chose publique. Et ceci s’opère d’une manière si massive qu’aucune révolution n’a jamais atteint les profondeurs de celle du printemps. Même Mai 68, les oreilles scotchées à Europe 1 et RTL, n’avait pas cette vigueur, car si le média radio était mobile et donc universel et de masse, il restait irréductiblement descendant. Quand des moyens d’expression spontanés sont apparus, et ils furent nombreux et créatifs, ils ne purent jamais avoir l’écho et la puissance d’un Twitter.

Restent que les médias sont là pour quelque chose. Noami Klein rappelle ce mot d’ordre singulier, né à Madrid, mais qui pourrait être celui de Bengazhi, de Rome, de Damas, de Tel Aviv ou de Wall Street, « Nous ne paierons pas pour vos crises », sous entendu, « nous sommes capables de trouver d’autres issues ». Tout d’un coup se réinterroge la question du bien commun, non plus comme un transfert de souveraineté à des personnes providentielles mais comme l’idée d’être partie prenante des solutions et d’être innovant. Etre innovant, ce n’est pas se saisir d’internet de twitter pour réaliser ses vœux, c’est savoir le mobiliser pour écrire sa vie et réécrire la ville. C’est en tout cas, ce que – de loin – j’ai entendu dans ces mouvements.

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Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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