Ce matin-là, sur France Inter, ( c’était un 29 septembre), Patrick Cohen interviewait Valérie Pécresse, ministre du Budget et porte-parole du gouvernement. J’essayais d’écouter ce qui se disait et j’ai soudain été envahi par un sentiment de vide absolu. Malgré le flot continu de paroles, il ne se disait rien qui arrêtât un peu l’attention, il ne se passait rien qui pût troubler mon petit déjeuner. Il n’y avait ni échange, ni confrontation : la ministre et le journaliste, chacun dans leur ornière, menaient des discours parallèles qui ne se rencontraient jamais.
Patrick Cohen, pourtant, était loin de servir la soupe à Valérie Pécresse. Il posait des questions claires, directes, plutôt pertinentes, à mon sens. Mais celle-ci, en bonne énarque, répondait à côté en jonglant avec des chiffres invérifiables sur le moment et dont l’accumulation brouillait totalement le sens. On ne savait plus de quoi elle parlait, bien qu’elle semblât s’exprimer avec aisance et limpidité. J’ai même de grandes difficultés, deux heures plus tard, au moment où j’écris ces lignes, pour me rappeler son argumentation.

Algèbre ministérielle

Elle était là, évidemment, pour défendre le budget 2012, qu’elle se refusait à présenter comme un budget d’austérité ou même de rigueur. Elle essayait, me semble-t-il, de convaincre son interlocuteur (et les auditeurs par la même occasion) qu’il s’agissait d’un budget qui conduisait « sur le chemin de l’équilibre » alors même qu’il prévoit un déficit de 5,7 %. Il fallait donc que nous admettions ce nouveau concept d’équilibre déficitaire en voie de rééquilibrage, l’équilibre équilibré étant remis à 2015, c’est-à-dire laissé, quoiqu’il arrive, à un autre gouvernement.
Que dire devant un tel raisonnement ? Patrick Cohen est reparti à la charge sur un autre sujet en demandant pourquoi la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu n’avait pas été relevée à 50 % comme chez nos voisins allemands et anglais, puisque les riches sont décidés à payer. La diplômée d’HEC a alors tenté de démontrer que c’était pareil chez nous, puisqu’on avait passé cette tranche supérieure de 40 à 41 %, et qui s’y ajoutait la contribution exceptionnelle de 3 % pour les très hauts revenus. Autrement dit, 1+3=10. Que répondre à cette brillante équation qui renouvelle totalement notre conception par trop simpliste de l’algèbre ? Et comment la porte-parole du gouvernement pouvait-elle s’en sortir autrement puisqu’elle doit résoudre la contradiction entre le principe présidentiel d’un non-alourdissement des prélèvements et la nécessité d’augmenter les recettes pour faire face au déficit ? Patrick Cohen a baissé les bras et est passé à une autre question pour laquelle il n’a sans doute pas plus obtenu de réponse. Moi, j’ai éteint mon poste et suis allé prendre ma douche.

Éléments de langage

Bien sûr, ce n’est pas de ce matin que je découvre l’art de langue de bois politique. Tout cela n’est pas nouveau, même si j’ai l’impression que ça a tendance à s’aggraver. Mais, justement, on y est tellement habitué que l’on finit par trouver ces dialogues de sourds normaux. Chacun est dans son jeu. Le journaliste qui déploie sa batterie de questions plus ou moins formatées, plus ou moins agressives, avec le faux espoir de « faire avouer » le politique. Et le politique qui arrive avec « ses éléments de langage » concoctés par des communicants et qui, ainsi borné par sa fonction, est dans l’impossibilité de faire preuve de la moindre sincérité.

Aucune vérité, aucune émotion, ni même aucune information ne sortent de ces pseudo dialogues. A quoi servent-ils ?
A quoi sert, tous les matins, de vouloir accrocher à son tableau de chasse un animal politique (toujours choisi parmi les mêmes), tout en sachant par avance qu’il se dérobera à toutes les attaques ? A quoi rime ce jeu de dupe qui participe à la désaffection des Français pour la politique ?


Enfumage interdit

Au moment où nous allons entrer dans une période préélectorale à haut risque de langue de bois généralisée, je fais un rêve : si nous tous, les journalistes, faisions la grève des interviews de responsables politiques ? Si nous refusions, pendant quelques mois, jusqu’en janvier, par exemple, de les inviter à nos micros, de leur offrir nos colonnes ? Nous pourrions tous, alors, prendre un peu de recul, nous désintoxiquer de cette addiction à la petite phrase, pour les uns, à l’occupation du terrain médiatique, pour les autres. Nos journaux continueraient à parler de politique, mais de manière plus distante, indirecte, en rapportant seulement les faits.
Puis début 2012, nous commencerions à redonner la parole aux femmes et hommes politiques, mais avec une règle, le parler-vrai, et en nous donnant le droit de couper le micro ou d’arrêter la plume au moindre signe d’enfumage.

Je rêve… Mais pourtant nous sommes en partie responsables de cet enfumage puisque nous l’acceptons au prétexte que nous ne pouvons pas faire autrement que d’inviter les politiques. Notre rôle est au contraire, surtout en ces temps chaotiques, d’aider les dirigeants à dire à nos concitoyens les vérités qu’ils sont non seulement capables d’entendre, mais qu’ils attendent de la part de ceux pour qui ils doivent voter.

Faisons simplement notre métier.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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