Avec l’occupation des places des grandes villes, Place Tahrir au Caire, place de la Puerta del sol à Madrid, place de Catalogne à Barcelone, Place Syntagma à Athènes, Place Rossio à Lisbonne, c’est toute la notion d’espace publique qui reprend sa valeur et sa saveur. Et du même coup se pose avec fraîcheur, la question de la cité, de la démocratie en actes.

« Je me révolte donc nous sommes »

Même si les exemples égyptiens et tunisiens, parmi d’autres, restent marqués par une histoire autrement plus douloureuse liée à la dictature, les rassemblements de protestation qu’on voit fleurir en Europe et dans les pays proches de la Méditerranée, ont plusieurs points communs : la jeunesse, la communication via les réseaux sociaux , la spontanéité de l’organisation, une forme d’apolitisme citoyen en dehors des cadres traditionnels, une sorte d’intransigeance pacifique vis-à-vis des pouvoirs politiques et surtout une liste d’ « indignations » essentielles autour de la vie chère, de la corruption, de l’injustice sociale, des difficultés à se loger et à trouver un emploi.

Sans oublier un goût d’existentialisme « je me révolte, donc nous sommes ». Bien avant l’ère de Facebook et de Twitter, Albert Camus avait reconnu que la révolte passe inévitablement de l’individu à une réponse collective. Dans l’épreuve quotidienne, écrit-il : « La révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée. »

On le sait, le chômage des diplômés est le moteur de cette révolte. En août 2010, un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) a brutalement mis en garde contre l’émergence d’une  » génération sacrifiée  » au niveau mondial. Sur 620 millions de jeunes économiquement actifs, 81 millions étaient sans emploi à la fin de l’année 2009, un niveau jamais atteint. Le rapport pointe en particulier une sévère dégradation dans l’Union européenne où le taux de chômage des jeunes atteint des proportions jamais atteintes. Ainsi en Espagne près de la moitié des moins de 35 ans sont au chômage. Mais cette révolte est bien plus qu’une réaction au déclassement social, elle a un parfum d’utopie, au bon sens du terme.

Que se passe-t-il donc dans ces petites républiques sur rue? A l’évidence, la jeunesse a le sentiment que la classe politique ne s’occupe pas de son avenir. Manque de vision des dirigeants politiques, manque de perspectives pour les jeunes sortant de l’université, et par-dessus tout une précarité économique qui semble s’éterniser. Et voilà une génération contrariée dans ses rêves et étouffée dans ses ambitions. Un des slogans de la place Puerta del sol n’était-il pas « si vous nous empêchez de rêver, nous vous empêcherons de dormir ».

Mais au-delà du constat, une autre question revient, celle du fonctionnement de la démocratie. Les jeunes européens ne paraissent plus accorder leur confiance au seul modèle de la représentation par les élus, un modèle qu’ils jugent rouillé par les mauvaises habitudes prises par les hommes politiques, qui les détournent du scrutin. D’où l’envie manifeste de se réapproprier l’espace publique et d’y expérimenter des nouvelles formes d’auto-organisation de société, de pouvoir partagé et un droit de parole mieux distribué.

Une génération qui expérimente

Dans un monde qui n’a pas de vision du futur, une des façons de ne pas devenir myope pour ceux qui veulent voir plus loin, consiste à inventer une nouvelle forme de démocratie et de recréer l’autonomie de la cité. « Yes we campe » ! C’est un autre des mots d’ordre entendus sur la place de Madrid, avec pour décor un village composé de tentes, disposant de toutes les fonctions dévolues à l’organisation de la vie collective : le centre de communication, la cantine, des boutiques, des endroits pour dormir, et un dédale de petites rues au milieu des toiles de tentes. Au cœur de cette cité, la politique est différente. Elle se fait de manière horizontale. Absence de porte parole, attention portée aux forums sociaux, à la diversité des points de vue, pas de structure pyramidale : une autre culture politique est à l’œuvre qui reste à faire ses preuves.

Cette culture de la révolte est incarnée en France par des groupes comme Jeudi Noir, Génération Précaire, Le Collectif Sauvons les riches, les enfants de Don Quichotte, la Brigade Active des Clowns, les Anonymous, La Pelle et la Pioche… . Ces mouvements déclarent, tous rompre avec des méthodes traditionnelles de militantisme. Certains des organisateurs sont proches de l’altermondialiste mais en moins idéologique. La plupart sont plutôt apolitiques, mais mus par le désir d’être utiles socialement, ils aiment expérimenter les idées. « La politique ne peut rien changer à mon quotidien », disent les jeunes de la place Puerta del sol, quand ils sont interrogés. Les jeunes citadins de Tunis, du Caire ou de Madrid n’ont quasiment pas connu le monde d’avant Internet. Le web fait partie de leur vie. Il est un prolongement naturel de leur identité. La vie « réelle » et la vie « en ligne » se mélangent donc pour une génération connectée qui a tiré de cette expérience une prédilection pour le fonctionnement en réseaux, les échanges permanents, l’immédiateté du résultat. « Cette génération n’est pas sur Internet, elle est dedans. Rompus à l’exercice du réseau, ils font plus confiance à la parole diffuse pour avoir de l’information qu’à la « parole instituée et «structurée » des grands médias ou des représentants politiques. Habitués dès leur plus jeune âge à se déplacer dans la variété des infos, ils sont devenus multitâches et libres choix. Ils semblent jouir d’une bonne dextérité pour discuter, s’informer, lire un document ou écouter de la musique. Même s’il n’est pas dans leur tempérament de définir des perspectives politiques claires, ils savent interroger la façon de faire de la politique. Ils n’ont pas forcément de réponse mais ils ont beaucoup de questions qu’il est bon d’entendre. Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : la spontanéité qui les anime est le produit d’années de travail, à petite échelle, des réseaux et mouvements associatifs, d’initiatives à l’impact bien plus limité qui ont maintenu la flamme de la protestation depuis les premières bulles financières jusqu’à la crise économique mondiale.

Inventer un quotidien du futur

Il faut relire Michel de Certeau pour comprendre combien l’invention d’une politique au quotidien, comme celle qu’on voit à l’œuvre sur ces places publiques, est riche d’enseignements.

Dans « L’invention du quotidien », Certeau distingue deux modèles : la stratégie et la tactique. La « stratégie », c’est pour lui « le calcul de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (un propriétaire, une entreprise, une cité, une institution scientifique » est isolable d’un environnement. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sur ce modèle stratégique. Il appelle au contraire « tactique » « un calcul qui ne peut compter sur un propre, ni donc sur une frontière. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue ». Mais, dit-il, « elle ne dispose pas de base ou capitaliser ses avantages et assurer une indépendance par rapport aux circonstances…/…Ce qu’elle gagne, elle ne le garde pas. Il lui faut constamment jouer avec les évènements pour en faire des occasions ».

Ces tactiques manifestent à quel point l’intelligence est indissociable des combats et des plaisirs quotidiens qu’elle articule. Elles font du coup par coup. Elle braconne. Elle créé des surprises. Il est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse. Dans ces circonstances, s’organiser en parti politique est difficile en raison du rejet de cette forme d’organisation par une partie de la jeunesse mais aussi parce que cela impliquerait de réaliser un programme, qui créerait des lignes de fracture au sein du mouvement. La place est en effet trop hétérogène, tant par la sociologie des gens qui le composent, que par leur sensibilité politique

Avenir d’une illusion ou changement profond ?

Politiques, sociologues, animateurs de « think tanks » dénoncent les travers de notre société qui font que les jeunes se tiennent en marge de la politique. Le système actuel « protège l’existant au détriment des nouveaux entrants », résume Olivier Ferrand, président du club de réflexion Terra Nova. Pour sûr, l’irruption imprévue dans la rue d’une indignation, organisée non pas sous forme de défilé éphémère mais de campement durable étonne. Comment séduire les jeunes ? La question pourrait être renversée… Comment croire les politiques ? Comment leur faire confiance ? Faut-il déserter les partis et inventer de nouvelles façons d’agir ? Ou au contraire établir le dialogue ?

Les élites politiques, toujours mal à l’aise quand la population prend au sérieux la démocratie… et décide de la pratiquer pour son propre compte cachent mal leur perplexité derrière cet étonnement. En France comme ailleurs. Une chose est sûre : dans la course aux Présidentielles 2012, tous les candidats en lice ont pris pour cible cette catégorie de la population. La course aux jeunes est un des grands motifs de la campagne électorale française.

En 2007, l’élection s’est jouée en partie sur les vieux, celle de 2012 pourrait se jouer à l’autre bout de l’électorat. Le calcul est simple : les jeunes concentrent les problèmes de la société, l’accès au logement, au monde du travail, la précarité… Viser les jeunes, c’est aussi viser leurs parents, leurs familles, qui se font du souci pour leur avenir. Pour peu que le jeune s’éveille, il détiendra les clés du scrutin. On parle ici d’ « un pacte intergénérationnel », là d »un contrat de génération » pour accompagner l’entrée des jeunes dans la vie active » ou encore « des emplois d’avenir ». Guillaume Bachelay, le rapporteur du projet socialiste voit dans la jeunesse « la variable d’ajustement d’un grand nombre de politiques publiques » et appelle au changement. « Ne devenez pas des abstentionnistes », prévient Stephane Hessel, l’auteur de « Indignez-vous » qui fait aujourd’hui curieusement office de porte-parole de la jeunesse. Le sociologue Julien Damon propose lui de baisser l’âge du vote à 16 ans.

En attendant, ce n’est pas les représentants politiques qui sont les mieux placés pour penser la suite de ces « Places aux jeunes ». Aux manifestants de transformer la tactique en politique. A eux de prendre l’initiative et de déranger leurs ainés dans leurs certitudes surannées. C’est à ce prix que les idées seront entendues et productrices de savoirs, de pratiques, de nouveautés. Avec aussi un socle pour les consolider. Une plateforme de revendications et un calendrier de mobilisations sont dès lors nécessaires pour garantir de continuité du mouvement.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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