Grâce aux technologies de l’information, nous pouvons donc désormais savoir à tout moment et sans délai tout ce qui se passe en n’importe quel point du monde. Les médias nous plongent dans l’immédiat, nous donnant l’impression que rien de ce qui se passe sur notre planète ne peut nous échapper. Nous sommes ainsi amenés à compatir en permanence à tous les événements dramatiques qui s’y déroulent : guerres, massacres, famines, cataclysmes…

Paradoxalement, pourtant, cette hyperprésence géographique et temporelle de l’information n’est pas venue à bout de la vieille règle journalistique, un peu cynique, du « mort kilomètre ». Cette règle veut, schématiquement, qu’une victime tuée au coin de notre rue nous paraisse plus importante et « intéressante », en tout cas retienne plus notre attention de lecteur, d’auditeur ou de téléspectateur (c’est du moins la vulgate journalistique) qu’une centaine de morts dans un accident de train en Pologne ou en Russie ou quelques milliers dans d’obscurs conflits africains. La sélection et la hiérarchisation de l’information obéissent donc à ces critères de proximité et d’éloignement qu’on pourrait résumer par ces paroles d’une chanson de Guy Béart : « Parlez-moi de moi, Y’a qu’ça qui m’intéresse ! »

Sidération

La récente tragédie japonaise peut paraître avoir échappé à cette règle de fer. Elle a été et est toujours abondamment couverte et suivie par les médias, faisant longtemps la une des journaux et occupant de pleines pages. Nous serions devenus capables d’une empathie et d’un intérêt sincères pour les victimes d’un désastre survenu aux antipodes. Sans doute y avons-nous été particulièrement sensibles. Mais dans quelle mesure et en fonction de quoi ?

Si on regarde de près la manière dont ces événements ont été traités dans la presse et dont, peut-être, nous en avons parlé entre nous, on s’aperçoit que, le moment de stupeur passé, le vieux réflexe de proximité est immédiatement revenu. Nous n’avons continué à nous intéresser au séisme et au tsunami japonais que parce qu’ils sont devenus une affaire franco-française. Comment s’est opéré ce glissement ?

D’abord la sidération : images en boucle de la vague noire du raz-de-marée qui, comme dans un décor de cinéma, dévaste tout sur son passage et rase des villes entières, se joue de navire comme de fétus. Ici, journalistes comme spectateurs, nous ne pouvons que compatir au malheur de ces hommes et ces femmes engloutis par les flots du déluge primordial, même si, d’ailleurs, nous ne les voyons pas se noyer, ce qui donne une certaine irréalité à cette malédiction. Les mots nous manquent et ces images passent souvent sans commentaires. Comment commenter l’indicible ?

Recentrage

Mais très vite les esprits autocentrés se reprennent. Comme à chaque fois dans ce type de catastrophe, les journalistes s’interrogent immédiatement sur les possibles victimes « françaises » qui, d’emblée, deviennent plus importantes que les autres. On ne sait pas encore combien il y a de morts nippons (on ne sait même pas s’il y en a, même si on s’en doute) que déjà l’on se focalise sur celle, éventuelle, de quelques-uns de nos compatriotes. Appel à l’ambassade de France à Tokyo, au ministère des Affaires étrangères, à la « cellule de crise » aussitôt mise en place. L’information est évidemment difficile à obtenir, mais on s’acharne.

On tente alors de joindre des Français vivant au Japon pour avoir leur « témoignage ». On s’interpelle dans les salles de rédaction : « Dis, Jean-Paul, c’est pas toi qui connaissais quelqu’un à Tokyo, un cousin, une tante ? » « Oui, j’ai une tante mariée à un Japonais. » « Oh, génial, coco, on peut pas trouver mieux ! Donne-moi ses coordonnées. »

Et là, nouvel effet du syndrome de proximité. Après la traditionnelle question, « Comment avez-vous vécu le tremblement de terre ? » (apparemment pas trop mal puisqu’elle est en mesure de répondre…), le journaliste passe à l’essentiel (selon ses critères de valeur) : « Allez-vous rentrer en France ? Est-ce que l’ambassade a prévu de vous rapatrier ? ». On oublie, ici, que l’interlocutrice semble avoir construit sa vie au Japon, puisqu’elle est mariée à un ressortissant de ce pays, on oublie qu’elle puisse se sentir solidaire des gens qui l’entourent. Citoyenne française, comment ne saisirait-elle pas la chance de s’enfuir en les laissant à leur triste sort ? Ce retour au pays est d’ailleurs une constante des préoccupations journalistiques dans toutes les grandes crises, comme s’il fallait d’abord « sauver les nôtres ». Au nom de quoi des gens qui ont choisi volontairement d’aller vivre ailleurs doivent-ils être sauvés et « exfiltrés » de préférence avant ceux dont ils partagent l’existence, uniquement parce qu’ils sont de même origine que nous ? Au nom de la préférence nationale ?

Égocentrisme

La question du retour prendra une acuité encore plus grande lorsque sera connue la troisième phase de la catastrophe : la menace nucléaire. Avec la potentielle explosion ou implosion des réacteurs de la centrale de Fukushima, soit seulement quelques jours après le premier drame, les 25 000 morts estimés du tsunami et les millions de Japonais qui ont tout perdu, ont quasiment cessé de nous intéresser. Toute l’attention de la presse se concentre sur le risque nucléaire, avec un seul axe d’approche : « Cela pourrait-il aussi arriver chez nous ? » Fukushima n’est plus montrée que comme une sorte de préfiguration de ce qui pourrait avoir lieu sur notre territoire.

Sommes-nous à l’abri ? Sommes-nous préparés à une telle crise ? Avons-nous assez de pastilles d’iode (on pourrait les échanger contre notre trop-plein de vaccins contre la grippe…) ? Pouvons-nous avoir un séisme suivi d’un tsunami à Fessenheim ? (L’Alsace est assez loin de la mer, mais on ne sait jamais…) Faut-il sortir du nucléaire ? Et comment ?

Dans les médias, les controverses scientifiques succèdent aux altercations des politiques. Nous découvrons que nous avons des organismes comme l’ASN (l’Autorité de sûreté nucléaire) ou l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) dont les représentants n’ont jamais été aussi diserts, donnant des leçons à leurs confrères nippons. Nous apprenons que nos centrales sont bien vieilles, mais que ce n’est pas grave puisque nous sommes meilleurs que tout le monde. Nous surveillons les effets du nuage atomique sur nos légumes (on ne nous refera pas deux fois le coup de Tchernobyl). Nous en profitons aussi (enfin madame Areva en profite) pour faire un peu de publicité à nos EPR.

Bref, le drame des réacteurs en surchauffe est à tel point devenu le nôtre que nous finissons par nous désintéresser totalement du sort réel des Japonais. Nous ne percevons même pas l’indécence de cet égo ou ethnocentrisme. Nous voulons juste qu’ils arrivent à endiguer la menace radioactive pour ne pas que des particules nocives parviennent au-dessus de nos têtes. Heureusement, le Japon est loin, à l’autre bout du monde. La règle proximité a gagné. Le village mondial est redevenu un village gaulois.

 Lire la chronique précédente : MAM et ses dérives abracadabrantesques

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Le Magazine, Médias et démocratie

Etiquette(s)

, , ,