Rarement le terme d’espace public n’a mieux répondu à sa définition qu’avec la révolte des rues tunisiennes et égyptiennes, sous la bannière de Facebook et des réseaux sociaux.

Certes, à ce jour, personne ne peut dire si l’effervescence sociale qui a régné sur la place Tahrir, au Caire, ou sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, débouchera sur une authentique transition démocratique que la représentation parlementaire aura à cœur de confirmer. Mais l’intensité du mouvement, son processus, ses caractéristiques, ses exigences, nous amènent à être positifs sur l’avenir de ce modèle de révolte qui constitue aux yeux de la chercheuse Armelle Baïdouri, « un marqueur générationnel ».

L’exemplarité de « La République de Tahrir », avec la possibilité que des gens, par téléphone mobile interposé, se partagent des informations en permanence, de manière quasi instantanée, fournit une illustration assez précise d’interactions sociales et politiques qui donne à ce terme d’espace publique sa véritable vocation d’appropriation citoyenne de la géographie mais aussi de l’histoire.

Le potentiel d’innovation des réseaux sociaux exprimé par les jeunesses arabes a depuis un mois, été largement commenté. Les citoyens ont trouvé dans Internet une architecture qui manquait pour imposer la place publique dans des systèmes politiques dictatoriaux qui ont banni le débat et la vie publique. Il est vrai que le phénomène est relativement inédit. En 2009, un précédent a existé. Twitter s’était déjà fait un nom lors du mouvement contre Ahmadinejad, au moment des élections iraniennes. Le mouvement de contestation des jeunes en Iran a servi de détonateur. Mais la répression a eu raison de cette révolte .

Les rêves, les projets, les visions, les idées qui ont eu cours pendant ces semaines de février sur la place Tahrir nous autorise à espérer que l’appropriation de l’espace public, facilité par les nouvelles technologies de la communication a de l’avenir. Cette révolution associant jeunesse et médias, plusieurs esprits éclairés en ont annoncé la couleur.

Dans son livre, « Foules intelligentes : la révolution qui commence » (M2 Editions), le sociologue Howard Rheingold, montre comment l’utilisation des mobiles facilite la coopération entre humains, amplifie l’organisation collective et favorise l’avènement de la prochaine révolution sociale. Rheingold en est convaincu : « La réciprocité, la coopération, la réputation, les entraides favorisés par les réseaux sociaux forment une toile de confiance susceptibles d’intelligence collective. Pour lui, le réseau est la forme d’organisation qui succède à celle des marchés, après les tribus et les hiérarchies. Il explique ainsi qu’avec peu de moyens, avec un peu de perspicacité, un peu de temps et du haut débit, on peut créer de nouvelles connexions entre les gens au lieu de les isoler. Avec, à la clef, la possibilité de se constituer facilement une petite république A l’organisation intégrée des grandes centrales s’oppose l’entreprise de la coopération que l’on voit proliférer sur la toile.

Le philosophe Gilles Deleuze, en son temps, avait prévu un tel dénouement du technique et du social: « l’essor des technologies informationnelles redistribue et remodèle le jeu social et ses implications existentielles au fur et à mesure qu’elles pénètrent au cœur du processus de fabrication du tissu social » écrit-il.

“Le nouveau média, c’est les gens”, ajoute Pierre Bellanger dans un article de Netéconomie (“Le réseau social : avenir des télécoms”) où il explique l’intimité du lien entre l’individu et son mobile. Quand il écrit cela, soulignant l’extension du domaine du collaboratif au niveau du téléphone mobile, le patron de Sky Rock a en tête, c’est une révolution en marche qu’on peut résumer ainsi : l’individu mobile est un média . Il devient la tête de pont de sa communication et de sa diffusion. Il est récepteur, émetteur et relais. Il a “l’entier contrôle de ses échanges ». La modestie de son écran et de son clavier ne le limite pas : il pourra se brancher sur n’importe quelle machine, y apparaître comme une machine virtuelle et utiliser ainsi la machine support comme ressource y compris ses périphériques”. Le mobile prend ainsi le contrôle de ses alentours : “Un peu comme un iPod prend le contrôle d’une chaîne hi-fi sur laquelle il est branché”. Et Pierre Bellanger de conclure : ” C’est donc le petit terminal qui prend le contrôle du grand”.

Comme le rappelle le sociologue Bruno Marzloff, du Groupe Chonos, grâce au twitter, on a pu maîtriser des feux en Californie. La société de transports publics de San Francisco a crée un « twitter » pour aider ses usagers à choisir les parcours les moins encombrés. Cette réflexion sur la mobilité d’intérêt général pose la question de la gouvernance de la ville, demain. L’urbain devient médiateur d’information. Aussi bien l’urbain devient-il un média par excellence, rendant à l’espace publique la valeur d’un lieu organisé.

Gardons-nous du raccourci « cyberutopiste » qui draperait Facebook et Twitter de vertus émancipatrices propres. La scène qui s’est jouée sur la place Tahrir, avant d’être un phénomène de média, est d’abord un phénomène générationnel animé par un désir profond de liberté. La moyenne d’âge des pays du monde arabe est très jeune. Les jeunes représentent 60 % de la population. Il paraissait inévitable qu’au moment où les communications mondiales sont facilitées les dictatures et les régimes intégristes, se voient malmenées.

Les ingrédients sont de nature explosive: une jeunesse en rupture avec les vieillards au pouvoir issu d’une culture anti-impérialiste, une grave crise sociale, des pouvoirs corrompus et accapareurs, et fondamentalement. A plusieurs reprises des tentatives de révoltes, matées violemment, ont eu lieu ces dernières années. En axant ses revendications sur la personne du président Moubarak et contre toute transmission « héréditaire » du pouvoir à son fils Gamal, le mouvement a réussi à casser la barrière psychologique de la peur.

Sans ce sentiment profond d’aspiration à la liberté, tout appel à la révolte aurait été vain. Mais sans Internet, sans doute cette contestation 2.0 n’aurait-elle pas été conduite dans la forme démocratique qu’on lui connait. La rue étant interdite aux opposants, les jeunes ont trouvé refuge dans Internet pour dire, écrire et montrer des situations ou des événements embarrassants pour le pouvoir. La toile s’est transformée alors en ultime retranchement pour une population désabusée. Facebook est devenu un territoire libéré ou l’on pouvait tout se dire. Pour se muer en protestation et en révolte, le mouvement de protestation a trouvé dans internet les moyens d’accélérer ses attentes, de véhiculer non seulement de l’information, mais aussi des échanges, des rendez-vous et des consignes.

Pour le blogueur égyptien, Hani Morsi, internet n’a rien d’un exutoire cathartique pour les opprimés. Il estime au contraire que les médias sociaux dans les changements sociétaux progressifs rendent possible un discours politique populaire impossible en d’autres circonstances.

Le meilleur exemple est incarné par les cybermilitants du Mouvement de la jeunesse du 6 avril. Le nombre d’adhérents à ce groupe, sur Facebook, était alors estimé à des dizaines de milliers de personnes. Ce mouvement du 6 avril 2008, composé d’ individus jeunes, éduqués, maîtrisant l’informatique et appartenant à la classe moyenne supérieure, avait réussi à paralyser plusieurs villes égyptiennes. Le mot d’ordre de grève avait été lancé sur Facebook avant de trouver écho chez des centaines de milliers de partisans dans le pays. L’Égypte n’avait jamais connu une aussi grande mobilisation depuis des décennies. Ces derniers ont fourni un exemple de militantisme politique prenant appui sur les médias sociaux pour mobiliser, sensibiliser et organiser presque tous les aspects de leurs activités. Les instigateurs du mouvement s’inspirent d’un manuel révolutionnaire pacifiste, écrit par un certain Gene Sharp, paru il y a déjà quelques années ( De la dictature à la démocratie. 1993) et qu’on peut facilement télécharger sur internet. Le réseau a ainsi servi de moteur pour résister et partager les attentes d’une société plus ouverte et l’envie de changer de système. La toile a propagé la nouvelle à la vitesse de l’éclair et tout s’est immédiatement embrasé.

Gustave Le Bon, dans sa « Psychologie des foules », décrit ce sentiment d’attente unanimement partagé et qui se mue en actes sous l’effet d’une part de la constitution d’un groupe, fût-il réduit, et d’autre part d’un phénomène déclenchant, tel qu’une apparition ou un évènement à forte charge symbolique. L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, en Tunisie, a servi de détonateur à « la révolution du jasmin » tunisienne. Tout comme le sacrifice de Jan Palach avait déclenché le printemps de Prague. La figure d’un internaute, emprisonné pendant une douzaine de jours, est devenu le symbole du mouvement. On a ainsi parlé de révolution Facebook, en hommage à ce jeune internaute Waël Ghonim qui était salarié de Google. Ce dernier est à l’origine d’une page Facebook qui a appelé à manifester le 25 janvier et contribué à lancer un mouvement baptisé: « Nous sommes tous Khaled Saïd » Khaled Saïd est un jeune homme de 28 ans qui avait posté sur le net une vidéo montrant des policiers se servant dans une saisie de drogue. Arrêté en juillet 2010 dans un cybercafé par deux policiers en civil, il avait été retrouvé mort quelques heures plus tard devant chez lui.

C’est l’appropriation d’un lieu, avec tout ce que véhicule l’idée d’espace publique qui fait l’originalité du mouvement, un lieu que les manifestants ont su organiser comme un forum géant ou une république provisoire, un lieu où les rapports de pouvoir sont inversés.

Sur la place Tahrir, on ne brûle pas le drapeau américain et on ne brandit pas le coran. Les manifestants ont su organiser leur propre sécurité sur un territoire quasiment annexé. Sur le premier barrage, une plaque de tôle ondulée porte l’inscription suivante : “Bienvenue sur la Place Tahrir ”. Les policiers ne s’aventurent pas au-delà du premier check-point cinq cent mètres avant Tahrir.

Le long de l’avenue qui mène à la place, des volontaires vérifient les pièces d’identité pour repérer les baltagueya, provocateurs employés par la police.. Ainsi, les réseaux sociaux ont favorisé la création de rencontres et de coopérations anonymes, rendant possibles des dynamiques, et des maillages particulièrement originaux.

Les téléphones mobiles ont permis d’accéder « à la volée » à de nombreux services ou évènements spontanés : le nettoyage de la place, l’organisation logistique des lieux, la défense du territoire, le maintien de l’ordre par les citoyens, la gestion énergétique des portables. En croisant les réseaux sociaux et les cartes de la ville, les jeunes de la Place Tahrir se sont créés des parcours à la carte.

La place est devenue organique, se recomposant en permanence en fonction de ses majorités de passage. De véritables points fixes de vente se sont installés pour manger, , s’approvsionner en eau mais aussi pour vendre des objets, drapeaux, vêtements, badges aux couleurs de l’Egypte. Parallèlement, des hommes et des femmes circulent dans la foule pour distribuer gratuitement du thé ou des biscuits. Des concerts sont organisés.
Pendant les moments les plus chauds, des centaines de dormeurs se sont relayés, prenant leur tour de garde, à proximité des tankistes ralliés à la cause.

Les habitants de Tahrir ont mis en place un système de communication de masse. Quand un coup de sifflet retentit : immédiatement, il est relayé par des jeunes qui tapent sur les mats des lampadaires à l’aide de pierres. La plupart des hommes se met alors à courir dans une direction précise pour prévenir le danger possible de provocation.

La foule n’est pas structurée une fois pour toutes autour de points fixes Un espace vide deviendra bondé parce qu’une discussion peu à peu aura été rejointe. En revanche, la foule délaissera un orateur imprécis, laissant ses hauts-parleurs diffuser dans l’espace vide, déplaçant ainsi les points de densité. Plusieurs fois, des discussions se déroulent entre des manifestants autour desquelles se coagulent nombre de curieux qui tous ont quelque chose à dire.

« Et si Tahrir restait un endroit d’expression et de rencontre librement organisé par ceux qui l’occupent ? L’Egypte ne serait plus seulement le pays des Pyramides mais le but d’un pélerinage politique où l’on viendrait se redonner le goût de la liberté » s’interroge un « habitant » de cette république provisoire.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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