Si le temps demeure la jauge objective de mesure du travail, le temps de travail intègre de plus en plus de subjectivité. Ne faut-il pas dépasser cette aporie ?

Le temps constitue l’une des dimensions centrales de l’économie. Il est aussi l’un des fondements du droit du travail. La première loi française du droit du travail, en 1841, concerne le temps de travail des femmes et des enfants. De même, la première convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) porte sur le temps de travail.

Or, le temps de travail a subi ces dernières années des modifications aussi sensibles qu’inédites dans leur nature. Dans ses articulations objectives, mais aussi – et sans doute surtout – dans sa réalité subjective, c’est-à-dire dans le rapport que nous entretenons au temps de travail.
Même le droit s’en trouve affecté. La flexibilisation du temps de travail conduit peu à peu vers une individualisation du droit aux dépens de la norme collective. «Depuis 1982, le temps de travail est devenu le terrain d’expérimentation du droit social, et le lieu de toutes les dérogations (lois Auroux 1982, loi Fillon 2004…). Le droit du travail d’hier, celui d’un droit des travailleurs, devient celui des droits de la personne au travail, conduisant nécessairement à des solutions très diversifiées», note Jean-Emmanuel Ray, juriste spécialiste du droit du travail, professeur à Paris I-Sorbonne et Sciences Po.

Le travail réduit à son objet

Si le droit s’adapte aux bouleversements du monde professionnel, les institutions, conventions et organisations du travail semblent éprouver de grandes difficultés à intégrer les nouvelles formes du temps de travail. Celui-ci étant encore administré à l’aune des critères qui l’ont fondé. Dans sa définition historique, il est intimement corrélé au lieu de travail. Le modèle manufacturier réduisant en effet le travail à son objet, c’est-à-dire à l’outil et à la matière travaillée. La dynamique économique contemporaine s’est construite sur cette équation temps de travail/lieu de travail.

Pourtant, toutes les études menées en sociologie et en psychologie du travail, en pointant les effets de plus en plus radicaux de la mobilité sur nos vies professionnelles, montrent que le lieu n’est plus un déterminant exclusif, ni même toujours majeur, du travail.
Celui-ci s’exporte largement hors du site où il est sensé se réaliser. Sous les effets conjugués d’une fragmentation contractuelle et/ou actée (temps partiels, travail de nuit, horaires décalés, télétravail) et de la numérisation (Internet, smartphones), les frontières entre temps professionnels et temps personnels deviennent de plus en plus poreuses.

Cette interpénétration des deux sphères n’est pas équilibrée. Une étude en psychologie du Travail menée en 2005 par Laure Guilbert et Alain Lancry, de l’Université de Picardie Jules Verne, montre que les incursions privées durant le travail sont plus fréquentes et moins longues que les incursions de sens inverse.
Les deux chercheurs montrent également que le temps professionnel est le plus long des différents temps de vie des cadres. Les activités de travail sont plus denses, plus variées, plus morcelées que les activités familiales, personnelles et sociales. Elles sont également les plus “technophages” : l’utilisation des nouvelles technologies représente environ un tiers du temps de travail.

L’avènement de l’entreprise servicielle

La définition “manufacturière” du temps de travail se trouve également remise en cause par la mutation d’une économie de production où l’entreprise servicielle devient le modèle dominant. La logique de services a gagné du terrain, jusque dans les industries. Les process, les objectifs et systèmes d’évaluation intègrent des dimensions immatérielles (information, innovation, reporting…), injectant de la subjectivité dans le travail et modifiant, par ricochet, la réalité du temps de travail.

Malgré ces évolutions majeures, le référent de mesure du temps de travail reste celui de l’industrie. D’où une tension d’autant plus pesante qu’elle tient à une désarticulation entre le réel et la mesure. Changer de système, ce serait prendre le risque de remettre en cause la pertinence d’un contrôle du capital sur le travail.

Il s’agit pourtant de mobiliser non seulement de nouvelles approches méthodologiques (impossible d’analyser le travail en ignorant ce qui se passe hors du lieu de travail), mais aussi de nouvelles organisations. L’entreprise sociale peut ici jouer un rôle intéressant. Parce qu’elle induit un autre centre de gravité, elle peut contribuer à repenser le rapport au travail, au temps de travail, en convoquant de nouveaux barèmes de mesure, en déployant de nouveaux outils de régulation, en promouvant la prise en compte d’actifs immatériels de l’entreprise : confiance, compétence, pertinence, reconnaissance, plaisir…

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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