Dans le prolongement de son action en faveur des droits de l’Homme en Tunisie, le REMDH a envoyé une mission dans ce pays. Cette mission a séjourné à Tunis du 18 janvier 2011 au 22 janvier 2011. Les membres de cette mission ont pu rencontrer diverses organisations et institutions officielles.

Ils regrettent que le ministre de la Justice ait décliné la demande d’entretien qui lui a été présentée. La mission a été reçue par un ancien responsable de la division de droits de l’Homme du ministère de la Justice. Ce refus de recevoir la mission est d’autant plus dommageable que cela n’a pas permis d’obtenir les éclaircissements souhaitables quant à la situation dans les prisons (où il semble que plusieurs dizaines de prisonniers ont été victimes de tirs mortels), le contenu du projet de loi d’amnistie, etc.

La mission du REMDH salue l’extraordinaire détermination du peuple tunisien afin de recouvrer sa liberté et de mettre un terme au régime instauré par l’ancien président M. Ben Ali. Elle rend hommage aux centaines de milliers de personnes de toutes conditions sociales qui, partout dans le pays, ont, par leur action, conduit au départ du dictateur. Le REMDH s’incline devant la mémoire de ceux et celles qui ont perdu la vie dans ce combat pour la liberté.

En ce qui concerne les évènements qui se sont déroulés entre le 17 décembre 2010 et le 15 janvier 2011, la mission du REMDH considère qu’il s’agit d’un soulèvement autonome du peuple tunisien, exaspéré par l’absence de liberté, de justice sociale et de démocratie comme par les manifestations d’une corruption d’un niveau inégalé au bénéfice d’un clan familial et politique. L’immolation par le feu d’un jeune « diplômé-chômeur », M Mohamed Bouazizi, en a été le facteur déclenchant. Le chiffre des morts évolue entre 78, selon la version gouvernementale et plus d’une centaine selon les ONG. Le nombre de blessés reste indéterminé. Il n’existe pas, à ce jour, un recensement précis des personnes arrêtées ce qui entretient une suspicion de disparition. Plusieurs témoignages et constatations médicales permettent de conclure à l’existence de mauvais traitements ou de tortures lors des arrestations et lors des détentions dans les locaux de police.

La répression violente de ce mouvement populaire n’a pas empêché une mobilisation accrue des forces démocratiques qui a permis l’heureux dénouement que l’on connaît.

Pour autant, le seul départ de M. Ben Ali ne suffit pas à garantir le rétablissement d’une vie démocratique et d’un Etat de droit. La permanence des liens entre l’Etat et le RCD qu’illustre l’appartenance, jusqu’à une date récente, à cette formation politique du Président de la République par intérim, du Premier ministre et de plusieurs ministres nommés aux fonctions les plus importantes soulèvent les plus grandes inquiétudes. Cette situation est vivement rejetée par les partis d’opposition et la société civile.

Les incertitudes qui planent sur le nombre exact de personnes décédées, les conditions dans lesquelles plusieurs dizaines de prisonniers ont trouvé la mort, l’attitude de membres de force de l’ordre pris en flagrant délit de pillage ou d’agression, parfois en civil, les violences commises par des bandes armées qui dépendraient du RCD, contribuent fortement aux inquiétudes du peuple tunisien et doivent faire l’objet d’urgence d’une enquête impartiale.

Dans ce contexte, le REMDH entend émettre les recommandations suivantes :

A l’égard des autorités tunisiennes et sans autre délai :

· Rendre publique une liste des personnes arrêtées lors des manifestations. S’assurer que les forces de police ne procèdent plus à des arrestations arbitraires et ne se livrent pas à des mauvais traitements ou des actes de torture.

· S’assurer que les bandes armées qui ont sévi ne sont plus en mesure d’agir et ouvrir une information judiciaire à l’encontre des personnes arrêtées à ce titre.

· Mettre effectivement en liberté tous les manifestants en faveur de la liberté arrêtés lors des évènements. Mettre en liberté tous les prisonniers d’opinion qu’ils soient condamnés et détenus sous couvert de motifs de droit commun ou sous couvert de motifs politiques. Mettre un terme sans délai aux procédures qui peuvent encore exister contre les opposants politiques.

· Mettre fin aux écoutes téléphoniques et dissoudre les services de police politique. S’assurer de la conservation de leurs archives.

· Prendre les mesures d’urgence nécessaires, en Tunisie et à l’étranger, pour séquestrer les biens provenant de la corruption et arrêter les personnes soupçonnées de tels faits.

· Assurer la libre circulation de tous les Tunisiens ce qui implique la restitution de leurs passeports à tous ceux qui en font la demande et la fin des limitations imposées aux fonctionnaires.

· Rétablir la liberté de la presse et de la communication en mettant un terme à toute immixtion dans l’accès à Internet et en reconnaissant la liberté d’édition et d’impression. Assurer l’indépendance des médias propriétés de la puissance publique.

· Rétablir la liberté d’association en mettant un terme aux régimes d’autorisation préalable des partis politiques, des associations et des syndicats et en cessant d’interférer dans leur financement.

· Mettre un terme effectif aux liens entre l’appareil d’Etat et le RCD. La fin de la mise à disposition de fonctionnaires au bénéfice de ce parti, la restitution des biens immobiliers appartenant à la puissance publique et attribués au RCD, comme la confiscation des avoirs de cette organisation sont des exigences minimales.

· D’user des mesures utiles pour assurer le respect des besoins immédiats de la population, y compris des personnes n’ayant pas de travail.

A l’égard de ces mêmes autorités et à court terme :

· Il appartient au président de la République intérimaire de nommer un gouvernement de transition qui ait la confiance de la population ce qui implique nécessairement l’exclusion, notamment des ministères régaliens, des personnalités les plus engagées avec l’ancien régime.

· Les trois commissions dont la création a été annoncée et qui concernent le déroulement des évènements, la corruption et la réforme des institutions et des lois doivent être composées, à l’initiative de leurs présidents, de personnalités indépendantes issues de la société civile et reconnues par tous. Elles doivent pouvoir agir en toute indépendance, bénéficier des moyens nécessaires et de la collaboration de tous les services de l’Etat. Nul ne doit être en mesure de s’opposer à leurs investigations. Leurs travaux doivent être rendus publics dans un délai raisonnable et préalablement déterminé.

· Engager les réformes législatives nécessaires à la tenue d’élections législatives et présidentielle, libres, sincères et transparentes, sous observation internationale, dans un délai raisonnable qui permette un réel débat démocratique.

· Rétablir un fonctionnement non partisan de toutes les institutions.

· Créer une commission indépendante chargée d’apprécier les violations graves des droits de l’Homme depuis l’indépendance de la Tunisie, de déterminer les responsabilités, d’identifier les victimes et d’assurer la réparation des préjudices individuels et collectifs subis. Cette commission doit proposer les mesures nécessaires pour que de tels faits ne se reproduisent plus. Il appartiendra au peuple tunisien d’apprécier la manière dont les responsabilités encourues par les auteurs de ces violations seront sanctionnées.

Plus généralement, les autorités tunisiennes mais aussi toutes les composantes de la société civile et tous les partis politiques doivent entamer un processus de réformes qui s’appuie sur les engagements internationaux de la Tunisie en matière de droits de l’Homme, de bonne gouvernance, de démocratie, d’indépendance de la Justice, d’égalité de genre et de respect absolu de la liberté de conscience.

A l’égard de la communauté internationale et en particulier de l’Union Européenne, il leur appartient :

· d’apporter tout son appui au processus de réforme démocratique en Tunisie.

· A brève échéance, il est essentiel d’apporter leurs concours au séquestre des fonds issus de la corruption et de l’arrestation des personnes soupçonnées de tels faits.

· Afin de permettre au processus de démocratisation de se poursuivre sans entrave, la communauté internationale et en particulier l’Union Européenne doivent, si besoin est, accorder le soutien financier nécessaire non seulement aux réformes entreprises mais au maintien des besoins économiques et sociaux du peuple tunisien.

· Les accords de toute nature, politique et financier, conclus avec l’Union Européenne doivent être révisés en totalité.

· S’opposer fermement à toute tentative d’ingérence extérieure dans les affaires de la Tunisie et à toute tentative de déstabiliser le processus démocratique en cours.

Au moment où le regard de tous les peuples de cette région du monde se tourne vers la Tunisie, parce qu’en mettant à bas une dictature le peuple tunisien montre que l’aspiration à la dignité, à la liberté, à la justice sociale et à la démocratie concerne tous les peuples, l’universalité effective des droits de l’Homme, la volonté de vivre en paix, commandent de soutenir sans réserve le peuple tunisien. L’Union Européenne, et notamment l’Espagne, la France et l’Italie, qui ont, pendant des décennies, soutenu le régime de M. Ben Ali supportent, en ce domaine, une responsabilité particulière.

La délégation du REMDH a pu rencontrer :

 Association tunisienne des femmes démocrates, Mme Sanaa Ben Achour

 Association des femmes tunisiennes pour la recherche et le développement (AFTURD) – Mme Radhia Ben Haj Zekri, présidente, Mme Imen Hamza, trésorière et membre comité directeur ;

 Association de lutte contre la torture en Tunisie (AILTT) – Mme Radhia Nasraoui

 Association internationale pour le soutien aux prisonniers politiques (AISPP) – Me Samir Dilou et Me Saida Al Akrami, présidente ;

 Association des magistrats tunisiens (AMT) – Kelthoum Kennou, magistrate membre de l’AMT ;

 Association tunisiennes des femmes démocrates (ATFD) – Mme Sana Benachour, présidente ;

 Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) – M. Omar Mestiri, membre comité directeur, M. Mohammed Soudani membre ;

 Comité soutien bassin minier de Gafsa : M. Abderrahman Edhili, Me Ben Moussa, ancien Bâtonnier de Tunis.

 Liberté Equité – Me Najit Laabidi et Gradi Amor membres du comité directeur ;

 Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme (LTDH) – Me Mokhtar Trifi, président, Malek Kfif, trésorier ;

 Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) – Néji Bghouri, président, Lotfi Hajji, ancien président ;

 Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) – M. Mohamed S’himi, secrétaire general adjoint ;

 Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT) – M. Jilani Hamami, membre du comité exécutif

 Ministère de l’Intérieur – M. Ahmed Friaa, ministre de l’Intérieur ;

 Ministère de la Justice – M. Ridha Khemakhem, coordinateur général des droits de l’Homme ;

 Bâtonnier de l’Ordre national des avocats de Tunisie, Me Abderrazak Kilani ;

 Me Taoufik Bouderbala, président de la Commission d’investigation sur les événements et leur bilan depuis le 17 décembre ;

 M. Abdesattar Amor, président de la Commission sur les actes presumés de corruption enregistrés ces dernières années ;

 M Ayat Benachour président de la Commission des réformes des textes législatifs

 Délégation de l’Union européenne à Tunis – M. Adrianus Koetsenruijter, Ambassadeur, M. Dirk Bouda, Premier conseiller.

Membres de la délégation du REMDH:

 Kamel Jendoubi, président du REMDH ;

 Me Michel Tubiana, membre du comité exécutif du REMDH et président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme (France) ;

 Jésus Nuñez, mandaté par ACSUR-Las Segovias et directeur de IECAH (l’Instituto de Estudios sobre Conflictos y Accion Humanitaria) (Espagne) ;

 Fabio Marcelli, membre de Giuristi Democratici (Italie), également mandaté par l’Association européenne des juristes pour la démocratie et les droits humains dans le monde et l’Association internationale des juristes démocratiques ;

 Marc Schade-Poulsen, directeur exécutif du REMDH ;

 Marta Semplici, secrétariat du REMDH.

Pour plus d’informations, merci de contacter:

 Kamel Jendoubi, président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH),( arabe, français)

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Le Magazine

Etiquette(s)

, ,