Entretien avec Bruno Toussaint, directeur de la rédaction de la Revue Prescrire*, sur les failles du système de pharmacovigilance à la française et les réformes attendues.

Pourquoi le système d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des médicaments en France doit–il être réformé de toute urgence ?

B. T: Pour deux raisons, principalement : actuellement, pour qu’un médicament soit autorisé, il suffit qu’il soit plus efficace qu’un placebo (une substance qui ne contient aucun principe actif) et que ses effets indésirables soient proportionnés. Un laboratoire pharmaceutique n’est donc pas obligé de montrer qu’un nouveau médicament apporte un progrès par rapport à ceux qui existent déjà dans la même gamme. Ensuite, il lui suffit de vendre ce nouveau médicament, grâce aux visiteurs médicaux, à la publicité dans la presse médicale, la mobilisation de quelques leaders d’opinion, la publication d’articles plus ou moins scientifiques en faveur du médicament, un peu de promotion auprès de la presse grand public et d’associations de patients financées en partie elles aussi par les firmes pharmaceutiques… Pourquoi aller se compliquer la vie avec des médicaments qui apportent un vrai progrès ? Il y a des firmes qui font ce travail d’innovation mais la plupart suit la logique du moindre effort. Puisque la loi le permet ! C’est pour cette raison que Prescrire demande que l’on change les règles.

La réforme annoncée va-t-elle dans ce sens ?

B.T: Notre ministre de la santé, Xavier Bertrand, dit à juste titre qu’il faut réformer les critères d’AMM et exiger des preuves de progrès. Cela fait des années que nous le disons, autant dire que nous sommes d’accord ! Mais il est clair que la France ne va pas pouvoir changer les règles du jeu toute seule dans son coin. La volonté, c’est bien. Mais il faut impérativement que le ministre communique ses préoccupations et son énergie à la Commission européenne. Tous les pays sont confrontés au même problème : le système n’encourage pas l’innovation thérapeutique. Il permet même des régressions thérapeutiques et il coûte fort cher en vies humaines comme pour le Médiator. On rembourse des médicaments qui n’apportent rien et qui parfois font pire que ceux d’avant.

Est-ce qu’il est possible de vraiment changer ce système ?

B.T: Oui et il y a beaucoup à faire. Et surtout, il y a des choses que l’on peut faire rapidement en France. D’autres seront plus compliquées à mettre en œuvre, c’est vrai. Un exemple de ce qui est très faisable, et rapidement : gérer les conflits d’intérêts entre les médecins et les laboratoires pharmaceutiques. Exiger les déclarations d’intérêts (entre un médecin ou un chercheur et un laboratoire pharmaceutique), les regrouper, les recouper, vérifier que celle du Dr Untel faite à la Haute Autorité de santé est bien la même que celle qu’il a déposée auprès de l’Agence du médicament ou de telle revue scientifique… C’est un travail de secrétariat, donc qu’on ne nous dise pas que ça va coûter des millions ! En outre, cette base de données doit être librement accessible à tous les citoyens – et avec Internet ce n’est pas la mer à boire.

D’autres changements sont-ils facilement réalisables ?

B.T: Absolument. Il faut être extrêmement ferme sur un point : un expert qui a des liens d’intérêt avec telle firme ne doit pas participer à l’examen d’un dossier concernant cette même firme. Cela paraît évident ! Mais le rapport de l’Igas (Inspection générale des Affaires sociales qui a enquêté et remis un rapport sur le scandale du Mediator) et un document récent de l’Afssaps (l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments et des produits de santé ) montrent qu’encore aujourd’hui, les experts ayant des liens avec une firme pharmaceutique continuent de siéger quand un dossier la concernant arrive sur la table : parce que le conflit d’intérêt ne paraît pas si clair que cela, ou parce qu’on ne savait pas comment faire autrement… Ça suffit ! Nul besoin d’un sommet du G20 pour prendre une telle décision, il suffit de taper du poing sur la table.

Que peut-on faire d’autre ?

B.T: Sur la question de la transparence, il y a aussi des choses à faire, très simples. Quand un dossier est examiné à l’Agence du médicament, un compte rendu doit être très rapidement accessible en ligne, qui précise quel dossier a été discuté, quels arguments ont été présentés, quelles positions ont été retenues, les arguments opposés, les désaccords… tout doit figurer. Là aussi, c’est un travail de secrétariat ! Alors bien sûr, les firmes vont dire qu’elles ne veulent pas communiquer leur secret de fabrication. D’accord. Mais les données concernant les études cliniques, c’est-à-dire les effets sur les personnes, c’est un bien commun, c’est de la connaissance scientifique. Il n’y a aucune raison pour que tout cela reste dans les ordinateurs des laboratoires pharmaceutiques. Pour nous, c’est public. Sauf qu’aujourd’hui, il est très difficile de les obtenir. Un exemple, dans le rapport de l’Igas sur le Médiator : une personne atteinte d’une maladie valvulaire, due vraisemblablement au médicament, est repérée en 1999 à Marseille. Il faut attendre 2011, et le rapport de l’Igas, pour que cela apparaisse !

Qu’est-ce qui est plus compliqué à réformer ?

B.T: Le financement de la recherche, c’est un problème. En France comme ailleurs, il n’y a quasiment plus de recherche publique car il n’y a plus de budget. L’essentiel est donc laissé aux laboratoires pharmaceutique. Du coup, les firmes sont en situation d’évaluer elles-mêmes les médicaments qui doivent assurer leur propre fortune. Cela les pousse à mettre en avant l’efficacité et à minimiser les risques. Evidemment, changer ces modes de financement, c’est plus compliqué que de mettre en ligne des comptes rendus ! Et pourtant, il va bien falloir changer le système. Que les labos participent à la recherche, c’est normal, mais qu’ils décident de tout, c’est impossible.

N’est-ce pas un vœu pieux en ces temps de restrictions budgétaires ?

B.T: Ce n’est pas si sûr. Regardons l’affaire Médiator : la collectivité remboursait environ 40 millions d’euros de Médiator chaque année depuis trente ans. 40 millions multipliés par 30 ans : 1,2 milliard d’euros. A mon avis, la collectivité n’avait pas besoin d’un milliard d’euros pour vérifier que le Mediator était un coupe faim et qu’il ne fallait pas l’autoriser. Ce milliard aurait pu être mobilisé sur la recherche de médicaments plus intéressants ! Bien sûr, cela ne se fera pas d’un seul trait de plume.

Lorsqu’on sait à quel point les firmes pharmaceutiques constituent un puissant lobby – et l’affaire du Médiator l’a encore prouvé – toute réforme n’est-elle pas mort née ?

B.T: Oui, il y a beaucoup de lobbies du côté de l’industrie. Mais il y a un autre lobby, celui des usagers : ils voient bien que dans le système actuel, une firme mal intentionnée peut vendre pendant des années un médicament qu’elle sait dangereux au point de tuer des gens. Cela fait un sacré lobby, non ? Et beaucoup d’électeurs ! Le Médiator n’est pas une exception, c’est le système actuel qui est une véritable passoire à médicaments dangereux.

* Dès 1997, la revue indépendante Prescrire tirait la sonnette d’alarme sur les risques mortels du Médiator, cet anti-diabétique prescrit comme coupe-faim et responsable d’au moins 500 morts en France.

Prescrire, revue mensuelle s’adresse aux médecins et professionnels de santé et traite de tous les sujets dans l’intérêt des patients et de la santé publique.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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