Quelle est la place de l’économie sociale et solidaire dans la recherche économique ? Henry Noguès, économiste, professeur à l’Université de Nantes, apporte ses réponses.

Où en est aujourd’hui la recherche économique en matière d’économie sociale et solidaire (ESS) ?

La recherche portant sur l’ESS a considérablement progressé ces dix dernières années. Le nombre de chercheurs s’y engageant a augmenté. Les disciplines investies se sont diversifiées : économie, mais aussi gestion, histoire, droit, géographie, science politique, etc. Enfin, des enseignements portant sur l’ESS se sont développés aussi bien dans les écoles supérieures de commerce (ESSEC, Sup de CO Rouen, ESSCA…) que dans les cursus universitaires, notamment au niveau Master.

On définit parfois l’ESS comme ce que les modèles dominants ne sont pas, comme ce qui émerge là où les modèles dominants ne parviennent pas à intervenir, autrement dit à la marge. Les économistes “patentés” partagent-ils encore majoritairement cette lecture résiduelle de l’ESS ?

Sur le plan qualitatif, beaucoup des économistes patentés n’ont pas reçu de formation sur ce point et il est probable que leurs connaissances sur l’ESS restent largement lacunaires. La recherche anglo-saxonne, qui porte plutôt sur le secteur non-profit et sur le secteur du volontariat, est sûrement plus avancée. Mais la demande existe dans la société comme du côté des pouvoirs publics. Ce qui explique la réorientation -marginale- des programmes de formation et de recherche. La lecture résiduelle de l’ESS entendue comme un tiers secteur entre l’Etat et le marché (concept ambigu, qui sous-entend généralement l’entreprise classique à but lucratif), reste encore forte, car portée par certains acteurs de l’ESS.

Ne correspond-elle pas également à une réalité ?

En effet, les lieux d’investissement des initiatives inscrites dans le cadre de l’ESS ne sont pas déterminés au hasard. Ils correspondent le plus souvent soit à des défaillances du marché (rentabilité insuffisante, risques trop élevés), soit à des activités complémentaires des activités économiques classiques. Dans ce dernier cas, il s’agit de permettre aux acteurs économiques, notamment de taille réduite, d’accéder dans de meilleures conditions aux marchés par la mutualisation de moyens (coopératives d’artisans, de commerçants, d’agriculteurs, d’achat et d’approvisionnement, de vente ou de production de services, coopératives d’utilisation du matériel agricole…).

Enfin, les initiatives en ESS naissent aussi autour de besoins ou d’aspirations qui ne sont pas pris en compte par les pouvoirs publics : protection de la nature, du patrimoine, prise en compte des situations de handicap, des maladies orphelines, défense de la culture ou des intérêts collectifs locaux… En ce sens, elles apparaissent bien souvent entre ce qui est marchand et ce qui relève du domaine de l’action publique. Mais elles contribuent aussi à modifier l’état des lieux en poussant au développement de nouveaux champs de l’action publique ou en préparant les conditions de l’entrée d’entreprises lucratives sur les secteurs d’activité qu’elles ont défrichés. Cette conception médiane n’est cependant pas suffisante car elle biaise la vision de l’ESS en l’éloignant de l’économie en la rapprochant souvent de l’action sociale, voire caritative.

L’économie sociale et solidaire représente aussi une “autre manière d’entreprendre”…

Oui, d’une part sur les objectifs prioritaires poursuivis, comme dans le cas des entreprises sociales ou des fondations. Mais aussi sur la manière dont l’activité économique est réalisée, comme dans le cas des mutuelles, coopératives, associations. Mais cette vision ne prend pas en compte des entreprises de l’ESS qui sont manifestement dans le marché et qui intègrent des objectifs de rentabilité, même s’il s’agit de lucrativité limitée. Je pense aux coopératives, aux Scop. Elle n’est pas pertinente non plus pour examiner les entreprises sociales” d’inspiration anglo-saxonne (Harvard Business School, Ashoka, Mouvement des entrepreneurs sociaux), où l’aspect économique de l’activité est central.

Le travail de définition reste donc à faire ?

La définition du champ de l’ESS demeure un objet de recherche inachevé quant à ses frontières. Où met-on les filiales des coopératives ? Intègre-t-on des entreprises sociales avec un statut de SA ? C’est aussi un objet de débat polémique entre les acteurs de l’ESS. Sur le fond, la question de savoir si l’ESS est un modèle alternatif susceptible de dominer le monde économique reste débattue. La position majoritaire me semble être celle d’une certaine “biodiversité socio-économique”, d’une économie plurielle agrégeant diverses formes d’entreprises, sans modèle unique. Quand elle évite la tendance au mimétisme, cette biodiversité maintient une (im)pertinence utile portée par les entreprises de l’ESS (cf. Proches n°23, septembre 2010, Crédit coopératif). La crise récente du “tout marché lucratif” a montré qu’il n’était pas inutile de préserver des réflexes alternatifs afin de garantir la possibilité d’un débat et d’ouvrir le développement sur une économie maîtrisée dans une perspective soutenable.

Voit-on de nouvelles lectures émerger, voir acquérir des parts de voix auprès des décideurs politiques et des relais d’opinion ?

La prise de conscience de la réalité d’un pluralisme dans les formes d’entreprise a un peu progressé parmi les responsables politiques. Peut-être un peu plus à gauche si l’on en juge par le profil des élus en charge de l’ESS dans les régions. Certes, la vision reste encore souvent instrumentale, mais c’est sans doute dans l’ordre des choses et des responsabilités des élus. Cela devient gênant quand cela prive les entreprises de toute marge de manœuvre (mutuelles de santé, associations gestionnaires du secteur sanitaire et social, etc.). Les journalistes, les relais d’opinion, les pôles de formation ont une meilleure connaissance de cette économie. L’OCDE vient de publier un rapport international sur l’ESS, la présentant comme un levier de facilitation de la cohésion sociale.

L’ESS ne relève-t-elle pas d’abord de la microéconomie ? Ce qui pourrait expliquer qu’elle semble avoir du mal à trouver une place plus visible au sein de l’“académie” ?

Effectivement, les initiatives de l’ESS commencent souvent de manière microcosmique par de petites réalisations locales. Toutefois, volonté de coopération et de mutualisation oblige, elles se développent aussi en réseaux, en unions ou fédérations, qui peuvent atteindre des tailles impressionnantes (MAIF, Crédit Mutuel, coopératives agricoles). L’aspect microéconomique sur l’impact et sur le mode de fonctionnement est donc bien présent au moins au début.

Cependant, il faut savoir que l’expression “économie sociale” prend sa source du côté de l’université. Le premier usage se réfère au Comte Louis-Gabriel Du Buat-Nançay (1732-1787), un disciple de Cantillon. Puis, dans le fil des Expositions universelles, particulièrement celle de 1900, l’économie sociale devient plutôt synonyme d’innovations sociales, avant de trouver une expression universitaire (Walras, Gide).

Au XXe siècle, les liens avec l’université se distendent avant de se tisser à nouveau, à l’initiative d’Henri Desroche, qui propose ce vocable aux acteurs du secteur. Les pouvoirs publics français après 1981 prolongeront ce point de vue en créant, à l’initiative de Michel Rocard, une délégation interministérielle à l’économie sociale, aujourd’hui mise en sommeil dans le cadre de la réforme de l’Etat.

Peut-on aujourd’hui parler d’un secteur unifié ?

Les divisions des différentes familles (mutualité, coopération, associations et plus récemment fondations), leurs différences objectives de pratiques et de points de vue rendent encore problématique leur unité réelle. Cela ne favorise pas non plus leur visibilité. En outre, la grande hétérogénéité des entreprises de l’ESS -mais la même hétérogénéité existe du côté des entreprises classiques- justifie des interrogations sur les contours du champ, les pratiques dépendant souvent des projets des entreprises, des valeurs qu’elles privilégient et de leur volonté ou de leur capacité à échapper au mimétisme institutionnel.

D’un point de vue économique, quelle est la valeur première de l’ESS ? Une valeur de régulation, une valeur plus autonome de transformation ou d’innovation ?

Elle tient dans la capacité d’innover et d’inventer de nouvelles réponses aux problèmes ou aux questions que se posent les citoyens. La démonstration plus ou moins complète de la possibilité de faire vivre des entreprises économiques durables sous d’autres formes que celles inspirées par la logique des sociétés de capitaux et par la motivation du lucre est déjà une mise en question partielle de la logique capitaliste et de sa domination sans partage.

Si l’économie sociale et solidaire parvient à conserver cette vertu principale, elle peut jouer un rôle de régulation y compris parfois sur les marchés (mutuelles, commerce équitable, AMAP) ou en portant une attention aux groupes ou aux territoires les plus défavorisés.

Elle ne maintient cette disposition que dans la mesure où elle parvient à maintenir ses capacités de favoriser l’émancipation collective et d’élargir l’espace d’autonomie de ses membres. Elle n’est jamais à l’abri d’une récupération par la logique dominante (capitaliste et libérale) qui la cantonne au rôle de voiture-balai sociale ou d’économie des pauvres, nouvelle forme d’économie d’assistance favorisant l’activation des personnes. C’est donc dans sa capacité de participer aux débats de société (démocratie délibérative) et d’influencer l’agenda politique par son action sociopolitique qu’elle peut dépasser ses fonctions économiques fondamentales.

Quelle est la différence réelle majeure entre l’entreprise sociale et l’entreprise lucrative ? Qu’est ce qui empêche de réduite l’entreprise sociale à un entreprise lucrative : la finalité lucrative ou non lucrative, l’engagement des personnes, les principes de gouvernance ?

Ce ne sont pas seulement les finalités. C’est surtout la manière de faire et le mode de gouvernance participatif qui rendent possible d’autres pratiques économiques et qui vont distinguer les entreprises de l’ESS et les amener à des positionnements différents. Tant sur la conception des services ou des produits qu’elles réalisent, que sur leurs pratiques pour les entreprises marchandes. Avec l’effet de taille, la mise en œuvre effective de ces pratiques n’est pas toujours une réalité. Les risques de banalisation guettent toujours l’ESS, et l’emportent parfois !

Les acteurs et défenseurs de l’ESS insistent souvent sur la nécessité de substituer un langage de la preuve à un discours de reconnaissance. Qui dit preuve dit évaluation. Sait-on aujourd’hui mesurer la contribution réelle des structures de l’ESS à la performance du système social français ?

Les débats sur l’utilité sociale (qui n’est pas le monopole des entreprises de l’ESS), où les entreprises de l’ESS devraient être particulièrement engagées, montrent qu’il y a encore du chemin à parcourir. Non pas qu’il n’existe pas de preuves de ces pratiques différentes, mais il faut prendre le temps de les évaluer, de les mesurer, de s’interroger sur les pratiques de gouvernance. Tout cela détourne de l’action et de l’activité. Tout n’est pas parfait non plus et les pratiques déviantes existent aussi. C’est la régulation interne de l’ESS qui est en jeu. L’intolérance à l’égard de certaines pratiques, les anathèmes d’exclusion me semblent devoir être pondérés par des évaluations plus argumentées et par une “activité communicationnelle” (au sens d’Habermas) plus soutenue et plus volontaire au sein de l’ESS comme mouvement social.

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Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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