Interview de Muriel Jaouën

Elles seraient 4 000 dans le monde. Monnaies sociales, monnaies parallèles, locales, libres, communautaires… Tous ces dispositifs alternatifs visent à combler les manques des systèmes dominants. L’éclairage de Jérôme Blanc, économiste, maître de conférence à Université Lumière de Lyon 2.

Combien compte-t-on de monnaies sociales dans le monde ?

Nous ne disposons pas d’étude précise sur le nombre et l’ampleur des initiatives. Les chiffres sur lesquels les observateurs et chercheurs s’accordent relèvent de projections spéculatives. On estime qu’il existe plus de 4 000 systèmes différents, répartis dans une cinquantaine de pays et utilisés par un million de personnes environ.

Pourquoi cette cohabitation de modèles extrêmement variés ?

Nous constatons depuis une trentaine d’années une réelle dynamique d’innovation en matière de monnaies parallèles, qui relève d’un processus d’essaimage et de différenciation. A compter du début des années 80, on peut identifier quatre générations de dispositifs de monnaies sociales. La première est celle des LETS (Local exchange and trading system), qui ont beaucoup essaimé jusque dans les années 90. Il s’agit de monnaies non convertibles dans les monnaies officielles, généralement développées hors partenariats économiques avec les institutions bancaires et collectivités territoriales, et qui visent surtout des objectifs de convivialité communautaire ou locale.

La deuxième génération, née à la jonction des décennies 80 et 90, est celle des banques de temps. Celles-ci s’inscrivent avant tout dans une dynamique de création de lien social et d’entraide, souvent en partenariat avec les pouvoirs publics, particulièrement les municipalités, ou avec des structures de l’économie sociale et solidaire, notamment les fondations. De ce fait, nombre de ces dispositifs emploient un ou plusieurs salariés.

Ces modèles n’ont donc pas de vocation frontalement économique ?

La finalité économique apparaît avec la troisième génération. On peut citer le Chiemgauer allemand, qui vise à stimuler les activités économiques locales. Cette troisième famille fédère des monnaies papier, convertibles, dont l’objectif est de faciliter les échanges de biens et de services et qui peuvent bénéficier de partenariats avec les acteurs financiers locaux, comme au Brésil où ils ont été développés par et avec des banques communautaires.

Enfin, la quatrième génération est directement associée aux collectivités locales, soit par un lien tutélaire, soit aux travers d’accords de partenariat. On peut notamment citer le cas en France du projet SOL, système complexe, multipartenarial, qui conjugue divers objectifs, environnemental, social, sociétal, économique…

Quel est le modèle dominant en France ?

Avec l’émergence récente de modèles comme la monnaie Abeille à Villeneuve-sur-Lot, on peut considérer que la troisième génération de monnaies sociales fait son apparition en France. On dénombre de plus en plus de projets locaux, en Ardèche, dans la Drôme, à Chambéry, Annemasse… Mais le modèle le plus diffusé reste celui des SEL, ou systèmes d’échange local. L’association SEL’idaire recense près de 400 SEL sur tout le territoire.

Les situations de crises sont propices aux monnaies alternatives. Le contexte actuel n’explique-t-il pas la vivacité des SEL ?

Sans doute. N’imaginons pas pour autant que les crises garantissent la création de systèmes solides et pérennes. La crise majeure qu’a connue l’Argentine en 2001-2002 a engendré un succès phénoménal des nombreuses initiatives locales utilisées combler la pénurie de la monnaie. Mais ce que ces dispositifs pouvaient offrir n’était pas à la mesure des besoins de plusieurs millions de personnes. L’effondrement a résulté a été très rapide et suffisamment impressionnant pour laisser penser que le modèle même de ces monnaies parallèles était mort. En fait, certaines monnaies, celles qui ont su adopter les bons modes de gestion et de gouvernance, ont survécu et continuent aujourd’hui de fonctionner.

En quoi les monnaies complémentaires peuvent-elles s’avérer pertinentes pour les politiques publiques ?

A plus d’un titre. Elles peuvent être un levier de création de lien social, un instrument de relocalisation d’activités économiques, un outil de préservation de l’environnement. Les SEL et les LETS participent ainsi de la convivialité d’un quartier. Les banques de temps sont intéressantes dans le cadre de l’entraide sociale. Les monnaies locales à parité avec la monnaie nationale peuvent s’inscrire dans une logique de relocalisation de l’économie soutenue par les territoires.

Quelle peut-être la contribution des collectivités locales aux monnaies sociales ?

Elles peuvent être des soutiens non négligeables. Mais encore faut-il qu’elles assument d’en faire un choix politique, en acceptant par exemple que ces monnaies soient recevables pour payer certains services publics locaux…

Quels sont les freins majeurs au développement des monnaies parallèles ?

Ce qui fonde le succès d’une monnaie, c’est la confiance. En matière monétaire, celle-ci est lente et difficile à construire. Les freins relèvent essentiellement de la représentation que l’on a de ces monnaies. On pense généralement que la monnaie, c’est l’affaire de l’Etat et qu’il ne peut y en avoir qu’une. A fortiori dans un pays comme la France, à force culture centraliste. Mais peut-on dire que les monnaies locales à parité avec l’euro et convertibles en euro lui sont concurrentes ? Il est très difficile de convaincre les ménages et les entreprises qu’une monnaie locale est fonctionnelle et digne de confiance.

De la même manière, peut-on considérer que les banques de temps sont en concurrence avec l’euro ? L’euro est une monnaie centrale, avec laquelle on fait énormément de choses. Mais sans doute ne permet-elle pas de faire tout ce que l’on voudrait ou qui serait utile collectivement. Les collectivités locales ont ici toute légitimité à créer ou soutenir des systèmes parallèles innovants à visées spécifiques et inédites.

Et du côté des initiateurs, quels sont les écueils majeurs ?

Le risque, c’est la posture de stricte protestation monétaire. Si l’on construit une monnaie locale “contre” la monnaie dominante – celle-ci étant nécessairement “mauvaise”-, on la voue presque assurément à l’échec ou à l’insignifiance.

Par ailleurs, il est essentiel de se poser la question des objectifs. Que vise-t-on avec une nouvelle monnaie ? De la convivialité, du lien social, de la relocalisation, des échanges, un moteur à la consommation ? Sachant que l’intérêt de ces monnaies ne réside pas dans une finalité de substitution aux modèles dominants, mais dans une logique de complément. Il s’agit d’innover, de créer des modèles d’échange, de lien, de partage que la monnaie officielle est inapte à développer. Mais il s’agit de le faire à ses côtés.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

Catégorie(s)

ECONOMIE

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