Retour sur Srebrenica.
Soucieux de ne pas lâcher prise sur la nécessité d’arrêter le général Mladic, Place Publique reproduit ici un article de Sylvie Matton qui explique pourquoi les grandes puissances rechignent à voir le bourreau de Srebrenica jugé au tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie

Avec l’aimable autorisation de Rue89 et de l’auteur.

Dimanche 11 juillet, en cette quinzième commémoration du génocide de Srebrenica, 775 cercueils de victimes nouvellement identifiées étaient mis en terre, moment de deuil intense.

Dans le même temps, les politiciens présents émettaient de nouveau le vœu pieux de voir Ratko Mladic, le « boucher de Srebrenica » enfin arrêté et jugé – sinistre farce.

La seule raison pour laquelle Mladic, protégé par et à Belgrade, n’a pas encore été transféré à La Haye est une évidence limpide : les responsables de la « communauté internationale » ne veulent pas que son procès ait lieu.

On sait ce qui se passe quand on veut vraiment trouver un fugitif, comme Saddam Hussein au fond d’un puits irakien. Le général Philippe Rondot (DGSE) m’affirmait lui-même en 2007 avoir été missionné par Jacques Chirac pour traquer les fugitifs Karadzic et Mladic, mais sans avoir jamais eu les ressources humaines nécessaires pour les appréhender. En d’autres termes : ne jamais perdre leur trace, mais ne surtout pas les arrêter.

Contrairement à Radovan Karadzic [dirigeant de la république serbe de Bosnie pendant la guerre, ndlr], dont le procès ne sera dommageable ni pour Belgrade ni pour les Occidentaux, le Serbe de Bosnie Mladic recevait ses émoluments d’officier du gouvernement serbe -le « fugitif » touchera même une pension jusqu’en 2002- et recevait ses ordres directement de Milosevic.
Aussi, lors d’un procès de Mladic, la responsabilité reconnue de la Serbie de Milosevic dans le génocide bosniaque -du moins dans celui de Srebrenica- mettrait à mal le négationnisme qui sévit aujourd’hui en Serbie et dans l’entité serbe de Bosnie ; et l’entrée de la Serbie dans l’UE ne se ferait pas sur un tapis rouge.

Les grandes puissances ne veulent pas d’un procès de Mladic

Mais surtout, un procès de Ratko Mladic révèlerait au monde la responsabilité des grandes puissances dans le génocide de Srebrenica.
Tous savaient, tous ont laissé faire, et ce, depuis le début des guerres de Milosevic -les massacres de plus de 8 000 hommes de Srebrenica étant leur point d’orgue.
L’existence des écoutes téléphoniques entre Milosevic et ses sbires durant la préparation du génocide bosniaque ainsi que de nombreux témoignages, aveux et conclusions d’enquêtes l’ont démontré, tous les services secrets et dirigeants des grandes puissances avaient connaissance dès 1991 de la préparation du génocide, puis de sa mise en œuvre : arrivée des hommes et des armes dans les territoires convoités, installation des chars autour de Sarajevo agression d’une armée contre des populations civiles, crimes de masse et terreur déferlante, ouverture de camps

Des journalistes américains et britanniques ont révélé la collusion avec Belgrade et la corruption à l’origine du refus d’intervenir à l’encontre de la Serbie, notamment pour le secrétaire d’Etat américain Laurence Eagleburger, ou certains ministres et conseillers du gouvernement de John Major, Pauline Neville Jones, Malcom Rifkind et Douglas Hurd, pour ne citer qu’eux.
La position de François Mitterrand à l’égard de Milosevic est également avérée.

Après sa visite à Sarajevo, le 28 juin 1992 (en compagnie de Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé et de l’Action humanitaire) où le président Alija Izetbegovic lui remettait une liste de 94 camps ouverts dans le nord et l’est de la Bosnie, le suppliant d’envoyer une mission d’enquête, le silence et l’inaction de l’Elysée condamnèrent des milliers de victimes à la mort et à la torture durant cinq semaines de plus. Jusqu’au premier article du prix Pulitzer Roy Gutman, le 2 août, qui révéla au monde l’existence des ces camps de la honte.

L’enclave de Srebrenica sacrifiée à un accord de paix indigne

En 1995, après trois ans et demi de compromissions avec Belgrade, les grandes puissances veulent sortir du « bourbier bosniaque ».
Tous savent que jamais Milosevic n’acceptera de signer un cessez-le-feu durable tant que les enclaves de réfugiés bosniaques subsisteront à l’est de la Bosnie.

Fin 1995, après plus de 8 000 meurtres commis sur les hommes de Srebrenica, les accords de paix de Dayton scelleront la partition de la Bosnie en deux entités, offrant aux génocidaires un territoire conquis dans le sang et gorgé de charniers : leur « Republika Sprska ».
Entretemps, et sans hasard, un tour de passe-passe aura été accompli : la même superficie précisément que celle des enclaves dissoutes aura été « reprise » à l’ouest de la Bosnie par une coalition militaire américano-croato-musulmane.

Les négociations avec « l’homme fort de Belgrade » ont eu lieu un mois et demi avant la chute de l’enclave : c’est Robert Frasure, bras droit du négociateur américain Richard Holbrooke, qui en est chargé, le 23 mai 1995, à Belgrade.

Le Suédois Carl Bildt, alors négociateur pour l’UE, le confirmera, lors d’une conférence qu’il donne à La Haye le 8 décembre 20043 : « La Republika Srpska a été dealée fin mai [1995] à Belgrade. »

Holbrooke : « J’avais reçu l’ordre de sacrifier les enclaves »

Mais c’est Richard Holbrooke lui-même qui nous offre la clé de ce deal. En novembre 2005 à Dayton, lors du dixième anniversaire des accords, il énonce face à une caméra de la télévision bosnienne Hayat : « J’avais reçu l’ordre de sacrifier Srebrenica, Goradze et Zepa [les trois enclaves orientales de Bosnie, ndlr]. » (Voir la vidéo, en anglais)

Deux questions lui seront posées, publiées avec leurs réponses en novembre 2006 dans Paris Match : « Qui vous a donné cet ordre ? » ; réponse : « Tony Lake » (le n°3 de la Maison Blanche, un proche du président Clinton).
Question : « Le sacrifice concernait-il uniquement le territoire ou bien le territoire et la population ? » Réponse : « Les deux (“both” en anglais). » Après cette publication, Richard Holbrooke se rétractera, prétendant avoir confondu dates et enclaves…

Juppé : « Nous savions qu’ils ne feraient pas de prisonniers »

Par coïncidence extrême, toute la hiérarchie onusienne est absente, en voyage ou en vacances juste avant l’attaque sur Srebrenica. Boutros-Boutros Ghali, secrétaire général de l’ONU prend ses ordres auprès des cinq permanents du Conseil de sécurité -et surtout de la France et de la Grande-Bretagne, qui le soutiennent pour un illusoire second mandat.
Sa directive du 11 juillet au soir, après la chute de l’enclave, est de ne pas transférer la population martyrisée depuis plus de trois ans, mais de la sacrifier à ses bourreaux. Le « both » lâché par Holbrooke, et prévu de longue date, va s’accomplir.

Comme l’a admis Alain Juppé en février 2005 : « Nous savions que les Serbes ne feraient pas de prisonniers ». Or, face à une caméra, Mladic a annoncé à la foule terrorisée que les hommes seraient séparés des femmes et des enfants.

Par les écoutes, les appels de la présidence bosnienne, les innombrables coups de fil de l’ambassadeur à l’ONU Sacirbey à toutes les chancelleries, les images des avions de reconnaissance, des drones et des satellites, les rapports des forces onusiennes sur place, tous savent que les massacres sont en cours.

Quinze ans après les faits, l’omerta est obsolète

Espèrent-ils encore, à l’instar du Premier ministre français, qu’ils ne seraient pas systématiques et pourraient être qualifiés de « dommages collatéraux » ?

En choisissant de ne pas transférer la population dans des véhicules de l’ONU afin de ne pas être accusées de complicité d Quelles innovations technologiques pour relever les défis de l’agriculture de demain ?e nettoyage ethnique, les grandes puissances ont préféré prendre le risque d’être complices d’un génocide.

Liés par ce « pire des crimes » à Milosevic, les responsables étaient condamnés par lui au silence. Mais quinze ans plus tard, cette vérité étant reconnue, l’omerta est obsolète.

Et il est grand temps que Ratko Mladic soit arrêté à Belgrade et jugé à La Haye. Car tant que la justice n’aura pas été accomplie, les coupables condamnés et la vérité sur ce génocide révélée au monde, aucune réconciliation entre les enfants d’agresseurs et de victimes n’est envisageable.

* Sylvie Matton est écrivaine. Elle a publié « Srebrenica; un génocide annoncé ». Flammarion

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

SANTE

Etiquette(s)

, ,