« A partir de 2030, nous serons nettement plus « non biologiques » que « biologiques ». Les performances en capacité, vitesse, souplesse, pourraient être accrues dans une proportion de 10puissance9 ».

Ian Pearson, le gourou de la prospective chez British Telecom en est convaincu : dans une trentaine d’années, les intelligences sortant progressivement de leur support biologique seront des milliards de fois plus puissantes que les intelligences biologiques actuelles. En 2024, la machine aura déjà dépassé l’intelligence humaine. L’annonce est franche et il n’est pas le seul à la faire.

Marvin Minsky, le père de l’intelligence artificielle, pense également la même chose. Leur thèse est la suivante : le développement exponentiel des innovations informatiques fécondent tous les autres domaines technologiques. Si l’on prend l’exemple de l’informatique, il profite à la biologie au point que là où il fallait des années pour faire le séquençage du génome, on peut aujourd’hui séquencer en des temps records. Et ainsi de suite, la biologie se développe plus vite et permet les progrès de la bio-informatique.

Le prospectiviste Ray Kurzwell, l’un des maîtres à penser du Pentagone, a construit un modèle qui prévoit l’accession des robots au niveau d’intelligence humaine en 2029. La création des cyborgs , mi-hommes, mi-machines n’est plus seulement du fantasme, c’est un pan de recherche très actif qui accomplit des bonds chaque année, notamment sur le plan neurologique.

Produire des objets ou des organismes cellulaires à façon pour l’industrie, capables de se reproduire et de s’auto-entretenir, fabriquer artificiellement un organisme vivant qui n’existait pas avant, ou encore modifier de la matière vivante existante, ces rêves prométhéens qui semblent relever de la science-fiction forment désormais le quotidien de certains laboratoires. Certains d’entre eux s’activent pour concevoir et fabriquer du vivant à partir de briques élémentaires (protéines, ADN), d’autres s’emparent de la matière pour l’animer, ou se posent la question d’injecter de la vie avec des ordinateurs.

A l’orée de l’année 2008, des chercheurs américains de l’Institut Craig Venter ont franchi une étape décisive en fabriquant le premier génome complet d’une bactérie : le « mycoplasma genitalium » à partir des 582 970 bases que constitue son patrimoine héréditaire. Cette avancée représente l’avant dernière marche avant d’arriver à créer une vie entièrement artificielle. Les auteurs de cette recherche soulignent qu’il s’agit de la plus grande structure d’ADN (structure de base de la vie) jamais fabriquée par l’homme. L’ultime étape sur laquelle les scientifiques de l’Institut Venter planchent déjà est de décomposer pièce par pièce le génome artificiel afin de mettre en évidence les gènes indispensables à la vie.

Objectif clairement affiché : fabriquer des organismes autonomes et capables de réplication permettant de produire des énergies renouvelables. D’autres recherches comme celles menée par l’italien Giovanni Murtas abondent dans ce sens. Ce dernier se consacre à la fabrication d’un organisme cellulaire artificiel, s’appuyant sur une vésicule dans laquelle est insérer l’ADN et la machinerie utile au fonctionnement de cette cellule. Il est capable de se reproduire. En utilisant l’ADN comme moule, on pourrait fabriquer des structures à l’échelle nanométrique qui serviraient ensuite de composants pour une nano-électronique. De nombreuses « créatures » ou « pièces détachées biologiques » pourraient donc potentiellement être fabriquées en série.

Une bonne part des avancées actuelles dans ce domaine appelée biologie synthétique ou « biotique » est due à la possibilité d’observer et de manipuler, à l’échelon du nanomètre (milliardième de mètre), des molécules et des atomes. A cette dimension, c’est la physique quantique qui fixe les règles, les propriétés de la matière font des caprices et se découvrent des qualités surprenantes de solidité, de conductivité, de souplesse, de légèreté et de résistance.

Aussi bien, dans ce nanomonde, les disciplines chimiques, électroniques et génétiques se confondent, permettant de raccrocher le vivant et l’artificiel et ainsi de générer des objets ayant des propriétés d’auto-organisation ou de réplication que seuls les organismes biologiques possédaient jusqu’à présent. L’infiniment petit à la taille du nanomètre est en effet le niveau de brique élémentaire où résident les « causes ultimes » supposées être les clés des phénomènes.

Il n’y a aucune raison physique pour qu’on ne puisse pas manipuler des atomes disait en substance le Prix Nobel de physique Richard Feynman, il y a 50 ans. C’est chose faite grâce à des microscopes à force extrêmement puissants. En utilisant une tension électrique, on peut déplacer avec l’extrémité d’une pointe des atomes que l’on peut déposer ici ou là. A partir de ce raisonnement des chercheurs et des ingénieurs ont déduit qu’on pourrait un jour fabriquer des objets atome par atome. Ils ont mis au point divers objets telles que brouettes moléculaires, nanovéhicules, bras articulés, laissant penser que nous approchons du moment où nous pourrons fabriquer des manufactures moléculaires et autres assembleurs.

Certains doutent cependant qu’on puisse aller jusqu’au bout de l’opération car l’assemblage paraît sinon fastidieux – il faut des capacités d’assemblages énormes -, du moins compliqué à monter, du fait de l’impossibilité à cette taille d’embarquer sa source d’énergie ou de la produire de façon autonome. Sans compter la forte adhérence de la matière à cette échelle et les limitations imputables au nombre de liaisons chimiques que peut établir un atome.« Une autonomie demande des prises de décision. A moins que nous trouvions des ressources insoupçonnées dans le monde quantique, les nanomachines auront bien du mal à devenir autonomes. Il n’y a pas assez de place pour embarquer tous les équipements et machineries nécessaires à une autonomie complète », souligne Christian Joachim, Directeur du groupe Nanosciences Cemes-CNRS.

La philosophe Hannah Arendt voyait loin quand elle écrivait en 1958 : « depuis quelques temps, un grand nombre de recherches scientifiques s’efforcent de rendre la vie « artificielle » elle aussi, et de couper le dernier lien qui maintient encore l’homme parmi les enfants de la nature. (…) Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre.

La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques.

La possibilité d’un monde artificiel conduit le philosophe Jean-Pierre Dupuy à penser que les nanosciences et les nanotechnologies vont devenir «le» problème majeur dans la mesure où elles pourraient déterminer un monde nouveau qui n’aurait plus besoin de nous et échapperait par conséquent au contrôle de l’Humanité. Ce dernier estime qu’à terme, la capacité d’auto-organisation et d’autocréation de structures complexes qu’engendrera le déploiement des nano-objets ne pourrait ne plus rien devoir à l’Homme ni même à la Nature. Pour lui, la raison reste le seul moyen de résister à cette faculté que nous avons d’imaginer un futur à la fois crédible et catastrophique. Cette lucidité doit nous permettre de prendre les mesures pour que l’inéluctable n’advienne jamais.

Ce texte est extrait du livre de Estelle Leroy et Yan de Kerorguen
« Vivre en 2028: notre futur en 50 mots-clés ». Editions Lignes de Repères

SOURCES
Christian Joachim. Nanosciences, la révolution invisible. Ed Le Seuil. 2008
Jean-Pierre Dupuy. Rapport au Conseil général des Mines sur les nanotechnologies. Avril 2005
Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne. Pocket 1961

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

ETUDE, Le Magazine, Sciences et société

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