Les travaillistes du gouvernement de coalition de gauche sont poussés par les pétroliers à ouvrir des champs pétroliers dans l’archipel des Lofoten, où les cabillauds de l’Arctique viennent se reproduire.

Actuellement, dans le labyrinthe des Iles Lofoten, dans le nord de la Norvège, la pêche au skrei bat son plein. Après l’épuisement des bancs de cabillaud dans les eaux de Terre Neuve, au large du Canada à l’embouchure du Saint Laurent, les cabillauds de la mer de Barents sont les derniers spécimens de ces poissons à l’origine de toutes les recettes à base de morue dans le monde entier. Chaque année entre janvier et mars, une fois devenus adultes vers l’âge de cinq ans, ces cabillauds de l’Arctique reviennent frayer dans les eaux norvégiennes où ils sont nés.

A la différence de l’exploitation intensive et irresponsable de la ressource dans les eaux canadiennes, la Norvège a toujours réglementé la pêche au skrei. Aujourd’hui encore, cette pêche se pratique la plupart du temps à la ligne. On compte d’ailleurs environ 16.000 pêcheurs norvégiens qui exploitent environ 11.000 bateaux : il s’agit donc le plus souvent d’artisans pêcheurs qui, chaque année entre janvier et mars, se livrent à une activité protégée depuis le Xe siècle, époque à laquelle les Vikings se lancèrent dans le commerce du skrei à cause de la finesse de sa chair. Rien à voir avec les chaluts des bateaux usines qui remontaient chacun des tonnes de poisson chaque jour au large au large du Canada.

Le cabillaud de l’Arctique, un enjeu politique

Cette pêche réglementée constitue encore aujourd’hui une véritable manne naturelle pour l’économie du pays. Mais le pétrole menace le cabillaud. Les réserves pétrolières off-shore suscite bien des appétits et, en Norvège, les pêcheurs et les écologistes se mobilisent pour empêcher que le gouvernement ne cède à la « tentation de l’or noir », commente Pierre Guyot, réalisateur du film « Skrida, des poissons et des hommes », programmé à la télévision le 10 mars.

Les dieux vikings de la politique ont semblé venir à la rescousse du cabillaud de l’Arctique : la reconduction du gouvernement de coalition de gauche de Jens Stoltenberg, en septembre 2009, a créé la surprise dans la mesure où, depuis une quarantaine d’années, aucun gouvernement au pouvoir n’avait été reconduit. Malheureusement pour le cabillaud norvégien, la gauche pourrait ne lui accorder qu’un sursis.

Le maintien du travailliste Jens Stoltenberg n’est pas forcément une bonne nouvelle pour les défenseurs du skrei à cause de l’influence exercée par l’industrie pétrolière sur son parti. Toutefois, les socialistes de la coalition continuent de camper sur une position farouchement hostile à toute exploitation d’or noir dans les Lofoten. Aussi, le débat est-il vif dans le pays. Les autorités y participent, à l’image de l’ambassadeur de Norvège en France, présent à la « première » du film de Pierre Guyot. « Il existe une véritable puissance culturelle du monde des pêcheurs », constate le réalisateur. Mais le skrei n’a pas gagné la partie pour autant.

Une économie sous domination pétrolière

Les compagnies pétrolières se font plus pressantes. Une quarantaine d’années après avoir effectué les premiers forages, elles considèrent que 40% des réserves des réserves pétrolières du plateau continental norvégien ont d’ores et déjà été exploitées. Dans un pays totalement dépendant des recettes du pétrole, leur avertissement fait mouche. Elles pressent le gouvernement d’ouvrir de nouveaux champs, notamment dans l’off-shore des îles Lofoten.

Parmi elles, la compagnie norvégienne Statoil est détenue aux deux tiers par l’Etat qui gère la rente pétrolière à l’origine de l’essor économique norvégien. Cette manne permet aux quelque 5 millions de Norvégiens de jouir de la 5e richesse mondiale par habitant (derrière le Liechtenstein, le Qatar, le Luxembourg et le Koweit) avec un PIB de 55.200 dollars en 2008, soit environ 60% de plus que le PIB français par habitant (33.200 dollars).

Une grande partie de la production est exportée : 2,3 millions de barils jours (sur 2,6 millions produits) sont vendus à l’étranger, ce qui place la Norvège au 3e ou 4e rang mondial (suivant les classements) des pays exportateurs d’or noir. Même chose pour le gaz, livré à 90% à l’étranger et dont la Norvège est troisième exportateur mondial. Comment réapprendre à vivre sans le pétrole ?

Ménager une rente pour l’avenir

Pour préparer l’avenir, les autorités norvégiennes ont créé un fonds d’investissement chargé d’acquérir des participations dont les dividendes prendront le relais de ceux de l’or noir lorsque les réserves se tariront. Ce fonds, troisième parmi les plus puissants des fonds souverains dans le monde, disposerait d’une force de frappe de quelque 300 milliards d’euros. La rente pétrolière permet aussi l’abondement du système de retraite (qui comprend une part de répartition et une autre de capitalisation) et de protection sociale.

Mais contre la discipline budgétaire des gouvernements, une partie de l’électorat réclame une utilisation moins parcimonieuse des recettes pétrolières, et une plus grande redistribution au quotidien. Elle est relayée par le Parti du progrès, de la droite populiste, et également la deuxième formation du pays. Pour le parti au pouvoir, le dossier n’est pas qu’économique.

Respect de l’environnement contre risque de marée noire

Les Norvégiens ont le culte, chez eux, du respect de l’environnement. Il en est de même des ressources maritimes. Certes, ils se raidissent lorsqu’on aborde avec eux le moratoire sur la chasse à la baleine qu’ils continuent de pratiquer, considérant toute critique de leur politique comme une ingérence insupportable dans ce dossier. Mais ils sont très ouverts pour évoquer la protection du cabillaud. Aussi, le débat va bon train.

D’un côté, les partisans de l’ouverture de champs pétroliers off-shore soulignent la possibilité de forer en bais à partir des terres pour limiter les nuisances, et font confiance au progrès technologiques pour réduire toujours plus les effets nocifs de cette exploitation.

De l’autre, les défenseurs du skrei énumèrent les effets désastreux que pourraient créer les vibrations sur le système d’orientation des poissons qui pourraient ne plus retrouver les lieux de frai. Ils soulignent aussi les conséquences catastrophiques d’une marée noire dans le dédale des îles, tant pour la faune sous-marine que pour la flore. « Le cabillaud, pêché au nord, consommé au sud, a été à l’origine de la toute première mondialisation. Il est aujourd’hui l’illustration d’une problématique moderne, entre environnement et énergie », commente Pierre Guyot.

Une ressource « éternelle »

A l’institut de recherche océanographique de Bergen, on insiste sur la dimension écologique et économique de toute politique de protection du skrei : les revenus du pétrole n’auront qu’un temps, alors que ceux tirés de la pêche et du tourisme dans l’archipel des Lofoten peuvent être « éternels » si la ressource et le domaine maritime sont préservés. Voilà déjà dix siècles que le skrei joue ce rôle, bien plus que le pétrole ne le fera jamais !

Le gouvernement de Jens Stoltenberg, qui avait autorisé en juillet 2008 une campagne d’études sismiques autour des îles, devra de toute façon donner des gages aux socialistes, aux écologistes et aux pêcheurs. Ces derniers craignent que, sous la pression d’une partie de l’opinion publique, le travailliste cède aux pressions des pétroliers. Et que le cabillaud norvégien, expulsé de ses zones de reproduction, connaisse le sort de son cousin canadien. Or, le gouvernement doit décider cette année de la gestion à venir de l’archipel. D’ores et déjà, les écologistes du WWF font monter la pression.

* Article publié sur le site www.slate.fr)

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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