Internet favorise la réinvention des liens sociaux. La relation coopérative, « le don » deviennent les marqueurs génétiques des nouvelles qualités indispensables au développement de nos civilisations.

Si le potentiel relationnel d’un réseau comme internet est considérable, la question reste de savoir pourquoi on se donnerait la peine de transmettre la nouvelle, de réagir aux évènements qui affectent les peuples ou les individus ? Réponse : par désir de se rendre utile dans un monde qui paraît terriblement proche par le fait des liens électroniques, mais dont chacun a le sentiment qu’il se dilue dans un grand tout informel.

Sur la planète numérique qu’incarne Internet, nous assistons à la modification du périmètre de la socialisation entre résistance à une certaine promiscuité d’un côté et de l’autre la recherche nouvelle d’intégration distante dans des tribus liées par les mêmes affinités. L’avantage de ces « hyper-rencontres » est celui d’une fécondation mutuelle des valeurs, des cultures. Finalement, grâce à la technologie « du lien », pour la première fois dans l’histoire humaine, nous avons la possibilité d’entretenir des rapports intenses avec un très grand nombre de gens vivant loin de nous.

L’individu désenclavé

La Toile devient un médiateur social et économique d’un type tout à fait nouveau qui désenclave l’individu tout en lui offrant une palette considérable de possibilités pour entrer en relation avec autrui. Dans une enquête intitulée The Strength of Internet Ties (la force des liens sur Internet), le cabinet d’études américain Pew Internet indique qu’«Internet et le courriel jouent un rôle important dans le maintien des réseaux sociaux dispersés ». Ils viendraient compléter les communications téléphoniques et les rencontres en face à face au lieu de les concurrencer. L’étude américaine souligne également que les communications en ligne et le Web seraient couramment utilisés pour la résolution de problèmes personnels ou professionnels. Quelques 60 millions d’Américains auraient déjà employé Internet dans ce but au cours des deux dernières années. Internet en favorisant la réinvention des liens sociaux, ne devient-il pas le marqueur génétique, universel, indispensable au développement de nos civilisations, de notre culture ?

Impact du téléphone portable

Après avoir constaté l’inanité de compter sur des communautés (au sens communautariste), qui multiplient et renforcent leurs spécificités en constituant ainsi autant de murs entre elles, les individus les plus ouverts préfèrent le renforcement des liens familiaux (pensez à l’impact du téléphone portable sur les relations interindividuelles) et la recherche de relations d’affinités rendues plus faciles par Internet. Sur notre nouvelle planète, la relation virtuelle, moins engageante physiquement implique le partage de valeurs et d’émotions, d’échange d’expériences. Les communautés virtuelles deviennent les nouveaux espaces sociaux de ralliement de la société numérisée. En cela n’ouvrent-elles pas un nouveau pan de l’histoire de l’humanité ? Alain Minc, dans « Epitres à nos nouveaux maîtres », parle d’une société fragmentée, dominée par ses minorités. Minorités qu’il accuse – non sans de bons arguments- de pervertir le fonctionnement des démocraties. Il analyse une société de corporatismes qui s’attaque derrière le « mythe républicain » aux valeurs qu’elles prétendent défendre. Du coup nos sociétés modernes fonctionnent dans un régime de « déresponsabilité partagée ». Il y avait « le toujours plus », il y a maintenant le « toujours l’autre ». Gouverner une société qui se reconnaît davantage par ses particularismes, ses singularités et ses discriminations que par son unité de culture et de valeurs peut paraître alors impossible.

Dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es

De son côté, Luc Ferry, dans son essai « Face à la crise, matériaux pour une politique de civilisation », tente une réponse et s’interroge sur ce que seraient les forces de cohésion universelles d’une civilisation qui se fragmente en tas granuleux de langues, en agrégats de styles de vies, divergeant par les croyances, les pouvoirs d’argent, par les modes de vies dans des pays qui sont passés d’une économie de production à une économie de consommation. Alors la société devient un marché qui se fragmente et se découpe en quartiles aux yeux du marketeur : « Dis-moi ce que tu consommes, je te dirais qui tu es » !

Luc Ferry en appelle à l’acte salvateur de la rationalité scientifique pour expliquer la première grande vague civilisatrice qui parcourt le monde entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Celle qui réunit les élites par le fait scientifique et ses lois universelles. Il considère que les temps de la rationalité scientifique ouverts avec le siècle des lumières en fait un langage universel. Thèse audacieuse. Je préfère l’idée que c’est la diffusion des connaissances par les livres et les clercs qui ouvrent à chacun l’accès à des « lumières » et forge ce lien universel. Alors où se trouve ce lien universel à l’ère de la société du tout numérique ? Luc Ferry s’avise dans sa réponse de montrer que la société de la compassion (donc de l’intérêt porté à l’autre), que l’humanisation des hommes dans le partage de certaines valeurs, devient le lien de notre civilisation actuelle. En d’autres termes, face au constat de la granulométrie, de l’atomisation croissante des groupes sociaux, il propose de penser la relation à l’autre comme l’attache universelle de la progression civilisatrice.

Ingénierie de l’intelligence

En 1996, dans sa contribution au Travail au 21e siècle, Pierre Lévy mettait en évidence le fait que « l’intelligence collective » était d’abord celle de l’échange, du lien. Les métiers du futur, expliquait-il dans sa contribution «Pour une ingénierie de l’intelligence et des qualités humaines » seront « des métiers de la relation ». Il présentait déjà ce que seront les réseaux relationnels qui se développent un peu partout dans le monde. Pour lui, les conditions de la création de nouvelles richesses nécessitent que notre société admette explicitement que les apports des activités sociales produisent et maintiennent le capital social indispensable au progrès. Cet investissement relationnel quelle qu’en soit la nature, les objectifs et les ressources, constituera un capital social que fera fructifier le groupe.

Une analyse selon laquelle une société gavée de richesses matérielles ne peut plus avancer sans s’interroger sur ses qualités humaines, sur la qualité du lien social qui favorise et encourage l’échange. Echanges dont la première des caractéristiques est de savoir donner du savoir, de savoir faire « le don ». Pour cela Internet se substitue aux clercs et aux livres. Internet est une technologie du lien qu’utilisent des foules numériques parcourues d’émotions généreuses et de ressentiments. Les populations numériques relaient de proche en proche l’information qui les indigne ou les mobilise donnant à leur démarche un pouvoir redoutable. Les sociologues se passionnent pour ces phénomènes de foules, dites numériques, capable de se mobiliser à partir de tous les coins de la planète lorsqu’il s’agit de soutenir les naufragés du tsunami, des inondations ou des tremblements de terre récents qui ont fait des dizaines de milliers de victimes. Des centaines de milliers de forums de discussion venant de tous pays, en toutes langues et traitant une infinie variété de sujets désenclavent la connaissance et l’économie par la même occasion.

Apprendre à s’informer mieux

Dans des millions de forums spécialisés on se la joue petits déjeuners virtuels entre amis pour trouver appartements, nouveaux jobs et multiplier des échanges qui ne sont pas qu’amoureux. Par exemple, OneWorld en ouvrant son portail du Web sur les questions de justice sociale encourage les gens à intervenir là où les médias traditionnels ne sont pas assez déterminés pour traiter certaines questions importantes qui ne sont pas dans l’actualité du jour. A mesure que l’internaute comprend les particularités et les richesses de la planète numérique, l’utilisateur s’enhardit. Il apprend à consommer mieux, certes, mais aussi à mieux s’informer. Puis il devient plus actif et interactif. Il participe à des groupes de discussions, s’engage parfois, s’informe toujours. Enfin, il devient acteur, crée son personnage, construit son image, personnalise les contenus de son blog à souhait, prenant de-ci de-là des éléments qui retiennent son attention. Le voilà producteur d’idées, d’avis. Ecoutant, il récoltait. Maintenant, il s’exprime : il donne !

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

Médias et démocratie, SOLIDARITE

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