On ne parle jamais vraiment des entreprises, de l’intérieur. Vingt-cinq millions de personnes en France, y vivent une grande part de leur existence mais ce n’est pas, semble-t-il, un bon sujet de roman.

A peu près rien sur les entreprises dans la littérature entre « L’imprécateur » de René-Victor Pilhes et « Plateforme » de Michel Houellebecq, sauf le roman « Stupeur et Tremblements », trop exotique d’Amélie Nothomb. Les écrivains du passé, Victor-Hugo, Hermann Broch, Thomas Mann, Melville et d’autres osaient se coltiner au sujet.

La littérature contemporaine intimiste préfère traiter des amours et autres turpitudes psychologiques de l’auteur. Est-ce une faiblesse d’inspiration ou une réponse aux attentes du public ? En tous cas, cela oblige à aborder ici, comme un sujet presque vierge, 40 ans du mode de gestion des entreprises.

A l’automne 71, dans le minuscule et triste local des gauches de la rue Champollion, à côté de la Sorbonne, un militant aguerri du PSU expliquait à deux jeunes bacheliers à peine atterris en classes préparatoires que comme futurs cadres d’entreprises et militants de gauche, ils avaient du pain sur la planche. La pire arme contre les travailleurs, juste arrivée des Etats-Unis, était introduite, là maintenant, dans les entreprises : la Direction Par Objectifs (DPO). On disait Direction et pas encore Management. Saluons la perspicacité de la gauche antiautoritaire de l’époque, et passons sur l’incompréhension des deux gamins qui avaient d’autres sujets de contestation à l’esprit. La DPO c’est l’organisation moderne des entreprises telle qu’elle s’est généralisée depuis. De quoi s’agit-il ? D’un moteur à trois temps.

1er temps

Hypothèse générale : le capitalisme est un régime de compétition. L’entreprise pour survivre et faire des profits doit être au maximum de ses possibilités et ne jamais relâcher son effort. Il ne suffit pas aux dirigeants de construire une stratégie astucieuse, de disposer de produits performants, des meilleurs techniciens, et de capitaux suffisants pour investir. Tout cela n’est rien si les hommes ne donnent pas le maximum, à tous les postes, et tout le temps. Le moyen de cet engagement collectif et personnel est de maintenir en permanence la « pression » sur chacun, quelles que soient sa fonction et son niveau dans l’entreprise. Le moyen, ce sont des objectifs, le plus souvent quantifiés qui se déclinent depuis la Direction Générale avec des objectifs sur les dividendes versés aux actionnaires, jusqu’aux ouvriers en usine avec des objectifs en quantité et en qualité. Les commerciaux ont des objectifs sur les ventes, la R&D sur la disponibilité des nouveaux produits, les centres de profit sur le chiffre d’affaire et la profitabilité…

2ème temps

La pression suppose des temps courts. Des objectifs annuels autorisent un grave relâchement en début d’année et sur plusieurs mois. La durée optimum pour une pression maximum, c’est le trimestre. A peine terminé le précédent, il faut déjà expliquer comment on atteindra les objectifs du suivant. Avec une revue d’activité tous les mois pour compléter le dispositif, le stress est permanent et l’agitation sans fin.

3ème temps
Pour s’assurer de la juste réactivité des salariés aux objectifs, rien de mieux que des encouragements (et des sanctions) à la hauteur de l’enjeu. Des primes de 15 à 50% du salaire et parfois plus, selon les postes sont liées au respect des objectifs. Et ça marche ! Qui ne se battrait vaillamment pour 15% de revenu en plus ou en moins ? A l’inverse, un mauvais trimestre et on ne répond plus à vos emails, on ne vous salue plus. Deux, vous êtes virés. Rien à dire : c’est « objectif » et c’est la règle du jeu.

Un avantage collatéral pour les entreprises, est d’augmenter la plage de profitabilité : si on vise 15% de profitabilité, objectifs atteints, on obtient la même profitabilité avec 10% d’activité en moins, sans avoir de primes à payer puisque les objectifs n’ont pas été atteints. Dans les pays où les licenciements sont peu coûteux, avec une activité encore inférieure de 10%, on licencie 15% du personnel et on restaure encore la profitabilité. Intelligent non ? Ainsi le salaire est bien la part d’ajustement variable dont rêve les entreprises.

Comment ça coince….
Soyons clairs : vous trouverez bien des salariés, et pas les moins valeureux, pour défendre la Direction Par Objectifs. Il est plus agréable de travailler dans un environnement hyperactif, de réussir collectivement à atteindre le but fixé, d’être bien payé parce qu’on a plus ou mieux travaillé que de travailler dans un service amorphe, où tout se vaut, sans progression ni reconnaissance possible.

Ce qui est en cause, ce n’est pas tant la pression subie que le simplisme des stratégies qui peuvent se ramener à des objectifs chiffrés, simples, univoques, trimestriels ou annuels. Ces objectifs là ne déclinent que de pures exigences de forte profitabilité à court terme, sans réelle stratégie d’entreprise.

Dès qu’une activité est moins profitable, au lieu d’essayer de la redresser, on coupe la branche au plus vite. Des difficultés qui auraient pu être passagères se transforment en désastre. Il faut de la croissance à court terme. A l’inverse, on préfère racheter des sociétés plutôt que de développer de nouvelles activités en interne. L’innovation qui relève au mieux du moyen-terme à un ou deux ans, qui présente un risque réel n’est jamais privilégiée. On laisse cela à des start-up qui innovent et ouvrent les marchés puis on les rachète. Faute de vraiment comprendre les produits et leurs marchés, souvent on ne sait que faire des nouveaux produits et on gâche des possibilités de croissance.

Les meilleures idées ne relèvent pas immédiatement de la logique grossière des objectifs. Si on veut les faire entendre, il faut les traduire dans les termes attendus : investissement dans le temps, coût marketing, profitabilité sous un an, deux ans, facteurs de risque. De quoi vous décourager d’avoir des idées.

Ca coûte combien, ça rapporte combien, dans combien de temps ? Ces questions ne sont pas illégitimes dans une entreprise. Mais tout autre langage est prohibé dès lors qu’il résiste à sa traduction dans ces termes.

Posez la question à un scientifique, à un technicien : « Tu fais quoi ? Tu trouves quand ? Tu es prêt quand ? ». Il fournira spontanément des réponses pleines de mots incompréhensibles, pour finalement affirmer sans complexe qu’il ne sait pas quand son travail sera fini, ni s’il sera concluant mais que tout ça est passionnant. Pire il manifestera un certain dédain devant l’ignorance de ses interlocuteurs. Et pire encore, il s’agacera qu’on puisse lui parler argent et temps devant des objectifs aussi décisifs pour l’avenir. Il est certainement stupide de parler un langage incompréhensible à son destinataire et la plupart des scientifiques et des techniciens ont appris à s’adapter mais ça ne résout rien.

Impossible de communiquer sur les produits ou les technologies, a fortiori la science, et autant se taire, si dirigeants d’entreprises, financiers, commerciaux, gens de marketing ne disposent que d’une culture scientifique et technique crasse. Le sujet est définitivement écarté.

Dans bien des entreprises, on parlera surtout rêve et cash entre soi et avec les clients à qui on vend ce qu’on a pour ce qu’ils veulent sans se poser trop de questions. On met les techniciens à la cave d’où ils traitent les affaires techniques courantes. Ils ne coûtent pas très cher, on leur demande parfois ceci ou cela, il finit toujours par sortir quelque chose de la cave.

Les scientifiques sont, eux, déclarés illuminés, inutiles et improductifs. On n’a jamais parlé développement des forces productives dans les écoles de commerce. Dommage, la science, c’est juste la seule chance du capitalisme.
Ce qui est passé à la trappe, c’est la stratégie produit et avec elle la solidité et la pérennité des entreprises.


Il est ahurissant de voir Madame Parisot prêcher pour une politique de l’offre et une relance par l’offre. Vous croyez que l’offre, c’est la raison d’être des entreprises. Qu’elles créent jours après jours les « nouveaux produits » affichés sur tous les panneaux publicitaires. Et bien non, si vous voulez que les entreprises françaises maintiennent une offre originale et compétitive, il leur faut une aide de l’Etat, nous dit la Présidente du MEDEF, juste avant de justifier le revenu des banquiers, des actionnaires et des grands patrons par le risque pris.

Mais quel risque si ce n’est celui de développer des produits innovants à proposer au marché ? Il serait intéressant alors de mesurer l’innovation due aux entreprises françaises et à leurs patrons libéraux indépendamment des grands projets d’Etat (transports, armement, télécommunication, nucléaire).

La crise de la construction des huttes en bois

Il est fabuleux de voir que le produit financier phare pour attirer les capitaux mondiaux a été, au vingt et unième siècle, constitué par les prêts aux américains pour s’acheter des maisons souvent en bois, aux anglais des maisons en briques, aux Espagnols des appartements en béton… A la recherche du profit rapide, les financiers n’ont rien trouvé de mieux que des prêts à des acheteurs de huttes insolvables. Si à la fin ce n’était tragique, ce serait drôle.

Voilà où conduisent la pure logique du profit, la méconnaissance générale des marchés et de l’économie réelle aussi bien chez les financiers, les banquiers, les sociétés de conseil et d’évaluation, les détenteurs de capitaux. Dans la plupart des entreprises, on n’est guère mieux loti. On oppose souvent « sachant » à « communiquant ». Je vous explique : communiquer, c’est dire à l’autre ce qu’il a envie d’entendre. Savoir, c’est être incapable de communiquer, bloqué par son savoir qui vous empêche de dire n’importe quoi. Ils ont prêté de l’argent pour construire des huttes à des indiens qui auraient du pouvoir se les payer tous seuls s’ils les avaient mieux payés. Ils se sont ramassés. Pas étonnant.

A quand la Direction par l’Intelligence des Possibles et la Compréhension des Besoins ?

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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