Par Anis Bouayad, président de ABConseils (extraits de son prochain livre, à paraître aux éditions Dunod)

Le capitalisme financier et mondialisé semble être la matrice de tous les capitalismes actuels. Il est le dernier stade du capitalisme, en œuvre sous diverses formes dans l’écrasante majorité des pays, indépendamment de leur niveau de développement.

Trois mouvements de fond, et qui ne cessent de s’accentuer, travaillent l’économie : la concentration, la dématérialisation et la globalisation. La concentration se traduit par des opérations de fusion – acquisition en progression quasi exponentielle depuis deux décennies, hormis les périodes d’éclatement de bulles financières. Les fusions – acquisitions concernent toutes les entreprises, quels que soient leur taille, leur localisation ou leur secteur d’activité. Evaluées à 500 milliards de dollars en 1990, les opérations de rapprochements dépassent les 3 000 milliards de dollars en 2007. En grande partie structuré par la logique financière et celle de la mondialisation, ce mouvement accentue en retour la mondialisation économique et l’amplifie.

Quant à la dématérialisation, elle se constate de jour en jour par la montée en puissance des activités de service, y compris dans les pays en développement. D’ores et déjà, les pourcentages de la population active dans les services frôlent les 75 % aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en France, et avoisinent les 65 % au Japon et en Allemagne. En constante progression, les flux de service fluidifient la mondialisation et la facilitent.

La globalisation, enfin, s’observe dans l’interaction sans cesse croissante entre flux de personnes, de marchandises, de services, mais aussi de flux financiers et de données. L’imbrication des économies nationales d’une part, celle des entreprises d’autre part, dessinent un monde économique en symbiose permanente. L’interpénétration économique qui en résulte signifie interdépendance industrielle et interaction financière, lesquelles devraient conduire à une solidarité globale. Aujourd’hui, cette solidarité reste cantonnée dans les aspects techniques de l’économie. D’où la diffusion rapide du modèle de création de valeur, prélude au triomphe planétaire de l’économie financiarisée.

La financiarisation de l’économie est d’abord quantitative. Les flux financiers quotidiens sont passés de 1 000 milliards de dollars en 1995 à près de 2 500 milliards de dollars en 2007. La financiarisation et la dématérialisation convergent pour structurer une économie sous l’empire de l’immatériel. C’est ainsi que dans les transactions interbancaires, les opérations relatives à l’économie réelle ne représentent que 2 % des transactions globales. La quasi totalité des échanges monétaires, redevables aux produits dérivés, avoisinent les deux mille milliards de dollars en 2007.

La financiarisation est due aussi aux acteurs qui l’animent, à savoir les investisseurs supranationaux. Il y a, bien sûr, les grandes banques et compagnies d’assurance, mais aussi les grandes entreprises industrielles et de services, les gestionnaires de fonds, les fonds de pension, les private equility, les hedge funds (fonds d’arbitrage ou fonds spéculatifs) et les fonds souverains (fonds appartenant aux Etats, notamment arabes, asiatiques, mais aussi norvégien).

La financiarisation est enfin due au corpus doctrinaire qu’elle charrie, à savoir le modèle de création de valeur. Ce modèle stipule que la finalité suprême est la rentabilité des capitaux investis, que le pouvoir appartient aux (gros) actionnaires, que les capitaux doivent circuler sans entraves et que les titres doivent être universellement négociables. Ce modèle a fini par édicter des règles de jeu précises, dont l’impact sur le management des sociétés cotées, et par ricochet, les sociétés non cotées, est pour le moins structurant. De même, l’influence de la création de la valeur sur l’économie est d’importance, vu les orientations et les rythmes qu’ils impriment aux places boursières. C’est que les thuriféraires de ce modèle utilisent à bon escient les technologies de l’information-communication pour accentuer leurs capacités d’action à une échelle planétaire. Aussi, ont-ils enclenché un cycle allant du surendettement au surinvestissement, du surarbitrage à la surréaction, le tout avec une dose appréciable de spéculation, tempérée épisodiquement par l’éclatement de crises ou de bulles financières. La majorité des places financières, ainsi que les capitaux des grandes entreprises, sont entre les mains des investisseurs supranationaux, indépendamment de leur forme juridique.

Deux crises majeures, bien qu’a priori différentes, permettent de prendre la mesure de la place prépondérante qu’occupe la logique financière et ce, au delà de la seule sphère économique. Il s’agit des crises de la « vache folle » et des « subprimes ». Dans les deux cas, la recherche effrénée de la baisse des coûts et de la maximisation des profits dans les meilleurs délais sont à l’œuvre. Or, il s’agit précisément de deux des piliers majeurs de la création de valeur, fondement de l’économie financiarisée. Ces deux crises ont pour point commun un modèle à base de cannibalisme. Dans les deux cas de figure, on a cherché à commercialiser des produits constitués par des composants de la même espèce, des composants faits de « bas morceaux », donc à bas coûts. D’un côté, des éléments d’animaux insuffisamment traités dans l’alimentation animale, de l’autre des éléments de crédits à risque intégrés dans des produits financiers complexes.

Le capitalisme cannibale qui résulte de cette économie financiarisée et mondialisée apparaît sans entraves, tout en étant passablement arrogant. Suffisance due à la surévaluation des technicités utilisées, à la totémisation des gains obtenus et à la surestimation des positions acquises. L’impunité le dispute à la déresponsabilité. Avec l’âpreté au gain et la frénésie spéculative généralisée, la déresponsabilisation et le sentiment d’impunité constituent la faille majeure de l’économie financiarisée. Paradoxalement, l’accroissement des interactions systémiques entre acteurs, personnes physiques ou morales, semble aller de pair avec la généralisation des déréglementations et dérégulations. Dans une telle perspective, l’économie financiarisée et mondialisée, en roue libre, est grosse de désordres, crises, voire catastrophes.

Les promoteurs de l’économie financiarisée en souhaitent la généralisation. A leurs yeux, le marché a fait ses preuves dans la sphère économique, ce qui lui confère toute légitimité pour pénétrer d’autres sphères, la justice et la police, l’enseignement et l’éducation, la santé et la défense, l’art et la science.

Les promoteurs de l’économie financiarisée considèrent que tout peut s’expliquer par le marché, et que le marché peut expliquer tout. Quant à ceux qui ne partagent pas ce point de vue, ils seraient traités de schismatiques ou d’hérétiques. Le capitalisme financiarisé et mondialisé aurait donc enfanté la « société de marché ». En totalisant « l’ensemble de la réalité sociale1 », le marché ferait sens ou idéologie. Le seul pouvoir qui compte serait celui du propriétaire, et la seule valeur qui vaille serait financière. « Ce qui est bon pour l’actionnaire est bon pour la société », puisque le marché serait apte à embrasser le social. Le capitalisme financier et généralisé sera, alors, le stade ultime du capitalisme.

Norme et modèle, le marché fournirait un système d’idées et de pratiques cohérent, explicatif et projectif, à même de véhiculer un mode d’expression et de représentation uniforme. Une manière et une seule d’appréhender, de voir et de raconter le monde. Un monde dont la finalité suprême est la rentabilité, et le pouvoir ultime est la finance. Un monde qui instaure la dictature du court terme et magnifie la rapidité aussi bien que la fugacité. En détournant, en dévoyant et en instrumentalisant le marché, l’économie financiarisée promeut un nouveau messianisme et un nouvel universalisme. Par ses vertus, l’actionnaire affranchira l’homme du pêché de non développement, et établira le royaume de la finance sur l’économie. Tous les hommes seront alors sauvés si la réalité de l’économie financiarisée est admise. Cet universalisme et ce mondialisme sont à la base du messianisme en cours. Messianisme qui entre en résonance avec les crispations et les régressions religieuses constatées un peu partout dans le monde.

Depuis les années 90, l’économie mondiale s’est reconfigurée. Et cette reconfiguration est d’abord redevable à l’exceptionnelle croissance de quelques pays émergents. Des taux de croissance à deux chiffres et ce, de façon récurrente, ont fini par générer une surchauffe, une sorte de bulle économique. En Effet, la frénésie du développement asiatique a été attisée par une autre frénésie, celle de la consommation et des crédits, notamment aux Etats-Unis. En additionnant les taux d’export chinois et les déficits des comptes américains, estimés à 500 milliards de dollars en 2009, il ne faut pas s’étonner que ces déséquilibres finissent par produire crises et désordres. Le laxisme des uns et des autres, teinté d’une atmosphère euphorique, a fini par instaurer un climat spéculatif, une économie casino dévoreuse d’énergies et de matières premières, destructrice pour l’environnement. La crise des subprimes est une illustration quasi parfaite des dérives de l’économie financiarisée. Pour l’essentiel, cette crise est redevable au surendettement, considéré comme mode de vie. Servi par les « nouveaux » instruments financiers, en particulier les techniques de titrisation, de l’effet de levier et des subprimes, le surendettement américain s’observe à tous les étages. Le montant cumulé de la dette américaine est ainsi passé de 163 % du PIB en 1980 à 346 % en 2007. En même temps, l’endettement des ménages, pour la même période, est passé de 50 % du PIB à 100 %. Quant au secteur financier, son endettement a grimpé de 21 % à 116 % du PIB. La vie à crédit et la quête sans entrave du profit, credo de la création de valeur, ont fini par déstabiliser tout l’édifice. Plus important encore, ces désordres sont en train de structurer une nouvelle hiérarchie des pouvoirs, fondée sur une nouvelle redistribution des cartes. Cette nouvelle donne est de nature structurelle, là où les questions de spéculations – financières et immobilières – sont, quant à elles, de nature conjoncturelle, du moins peut-on l’espérer.

Certes, le modèle de création de valeur pour l’actionnaire demeure prégnant. Créé en 1920, l’Economie Value Added a su évoluer et s’adapter aux turbulences économiques successives, à l’instar de l’abandon récent relatif aux 15 % de rendement sur capitaux investis. Mais les préceptes véhiculés par ce modèle demeurent, et sont plus structurants que jamais. A l’instar du recentrage sur le métier, l’assimilation de la taille à la puissance, l’affirmation que l’équation de la compétitivité est toujours « taille maximum, coûts minimum », le pouvoir devant naturellement revenir aux (gros) actionnaires et, enfin, le culte voué à la vitesse et l’instantanéité érigée en divinité.

La surchauffe, artificielle, imprimée par la création de valeur a contaminé les entreprises dans leur gestion, dans leur organisation, dans leur stratégie et, bien sûr, dans leurs relations sociales internes (salariés) et externes (opinion publique, pouvoirs politiques…). En France, les entreprises du CAC 40 ont réussi à quasiment doubler leurs profits et accroître leurs dividendes de 255 % entre 2000 et 2007. Mais, au prix d’une baisse des investissements de 23 % et une hausse des endettements de 55 %.

Contrairement aux affirmations de quelques uns de ses papes, le management est sujet à évolution, pour ne pas dire à ébullition. L’innovation travaille la totalité du management, de la stratégie aux ressources humaines, de l’organisation au marketing, de la finance aux techniques de commercialisation. La survie et le développement des entreprises sont redevables à la capacité de leurs dirigeants à imposer de nouveaux concepts et de nouveaux modèles, parfois à contre-pied de ce qui a été prôné jusqu’à présent.

Ce devoir d’imagination et d’innovation touche en réalité l’ensemble de la sphère économique, tant dans sa dimension macro que microéconomique. L’économie financiarisée et mondialisée, encore structurée par des modèles rigides et, surtout, élaborées à des époques révolues – début du siècle dernier et après-guerre mondiale – exige d’autres approches, d’autres indicateurs. L’économie financiarisée et le « management moderne » qui lui est attaché sont de plus en plus chahutés par les crises financières à répétition, par la redistribution des cartes géoéconomiques et par le dynamisme de nombreux acteurs économiques et sociaux. Figée dans un certain dogmatisme, l’économie financiarisée n’est plus en phase avec la réalité complexe de la géoéconomie d’aujourd’hui, des entreprises, et surtout des attentes des individus, salariés comme consommateurs. Le développement durable, l’économie durable, les standards du bien-être et l’apparition de nouveaux acteurs planétaires, imposent une autre logique économique et managériale. Et ce, à un moment où l’économie se voit confrontée plus que jamais à des turbulences géopolitiques aussi incessantes que structurantes.