La créativité naît dans le désordre ! C’est ce que soutiennent nombre de chercheurs en sciences humaines, convaincus que l’innovation est plus fertile dans le bordel ambiant que dans l’ordre du management. « Le foutoir possède même de grandes vertus », affirme Eric Abrahamson, professeur à l’université de Columbia aux USA. Non seulement, il stimule la créativité, mais en plus il est rentable. Trop d’organisation tue l’organisation soutient-il. Trop d’ordre nuit à l’efficacité et à la motivation. Et ce dernier de recommander aux dirigeants d’entreprises d’être davantage en prise avec l’environnement instable en réduisant les chefferies, les gardes rapprochés, qui les empêchent de voir le monde tel qu’il est. Pour lui, ceux qui s’enferment dans le formatage taylorien et la pesanteur du contrôle, seraient tellement obsédés par la planification qu’ils passent à côté d’occasions multiples de créer. Au risque de s’empêtrer dans des stratégies erronées. Qui plus est, l’ordre coûte cher en gardiens de l’ordre, en intermédiaires, en structures de contrôle. Les cadres de directions s’intéressent le plus souvent aux bons soldats vassalisés, qui entretiennent la routine organisationnelle et qui leur renvoient en miroir une image positive d’eux-mêmes, mais surtout pas la réalité. Ils se protègent. Au prix de l’aveuglement.

Cette critique est particulièrement adaptée à la France où la conception du management est issue d’une tradition militaire. Elle repose sur la mise en rang et en décret. Elle hante encore notre paysage économique et malheureusement, elle a des conséquences sur notre système d’innovation. Dirigisme et formatage, tels sont les deux travers qui caractérisent les différentes réformes de la recherche que notre pays a connu. La critique, le non conformisme, l’imagination sont mal perçus dans les états majeurs. La rigidité des directions de R&D les empêche trop souvent de se réinventer, de proposer des visions, de prendre des risques, de choisir des personnels de recherche originaux et astucieux, de percevoir les jeux possibles offerts par le monde en ébullition. L’esprit dialectique, par exemple, n’est pas bien vu. Or la contradiction est l’un des ferments producteurs de nouvelles idées. C’est du désordre que sont nées les grandes découvertes : la pénicilline, les plastiques conducteurs …. Les innovations récentes en informatique viennent, pour une bonne part, de la culture anticonformiste du logiciel libre. Les gens désorganisés sont davantage capables d’adaptation du fait de leur souplesse organique. Ils sont aussi plus résistants. Voilà ce que nous raconte Abrahamson dans son dernier livre (1).

Regardons ce qui se passe ailleurs. Dans de nombreuses entreprises à l’étranger, notamment dans les pays scandinaves et anglo-saxons, le partage des idées, la stimulation réciproque, l’initiative créatrice sont très valorisés. Les avancées prometteuses viennent de la recherche libre et indépendante. C’est moins le cas en France. On manque dans les équipes de R&D et de marketing, de gens formés à la recherche, de philosophes ou d’artistes, voire d’excentriques. Autant la connaissance a besoin de recherche fondamentale pour progresser, autant l’entreprise a besoin de compétences originales pour avancer. Ces talents sont nombreux dans les milieux de la science et de l’art. « La notion de création est intrinsèque à l’outil de création de richesses qu’est l’entreprise » avance Raphaële Bidault-Waddington, artiste-conseil, responsable du Laboratoire d’ingénierie d’idées. « L’art actuel constitue une sorte de laboratoire de recherche et développement, formel et conceptuel, de ce que l’on pourra appeler l’intelligence esthétique, le processus mental par lequel émerge la création d’idées et de pratiques neuves, auxquelles pourra recourir tout décideur d’entreprise ».

Cette conception « open source » des choses est encore loin d’être intégrée par le management dans l’hexagone. Et pour cause, elle implique un bouleversement profond des process organisationnels, et suppose une révision complète de la nature des profils et des recrutements. On touche là au conservatisme français. Sauf exceptions, les dirigeants n’aiment pas recruter ceux qui viennent de l’université ni ceux qui ont un parcours atypique et ne sont pas considérés comme directement rentables. Les apporteurs d’idées sont culturellement plutôt suspectés.
Nombre d’entreprises n’osent pas initier des projets si les résultats sont incertains. Aussi bien font elles l’impasse sur la prise de risque, sur la créativité et la recherche pour privilégier le développement et le commercial. Les cadres dirigeants recrutent des jeunes (ingénieurs et commerciaux) qui leur ressemblent, ou qui pourraient être leurs propres enfants. On se méfie des empêcheurs de tourner en rond, On leur préfère les élèves « brillants » des grandes écoles, bêtes à concours bien ordonnées qui savent faire tourner la machine mais qui, à l’usage, se révèlent des fruits secs. On forme ainsi des « bénis oui oui », des exécutants, des carriéristes à qui on apprend à s’adapter, à appliquer mais non des «producteurs », des inventeurs. On s’occupe de la carrosserie, des accessoires mais pas du moteur. «L’entreprise ne s’intéresse qu’à 5% de sa population » indique David Courpasson (2). L’intérêt de cette élite n’est surtout pas d’être innovant et atypique mais d’être dans le conformisme, de bien décoder les règles et les appliquer». Ce conservatisme qui privilégie une approche uniforme représente un gâchis considérable d’altérité et de diversité.

Marvin Minsky (3), le cofondateur du Groupe d’intelligence artificielle du MIT, explique que sur les 1.1 trillion (10 puissance 18) de cellules du cerveau humain, seulement 100 milliards sont des neurones, laissant un nombre importants de cellules « sans travail » dont les scientifiques sont convaincus pensent qu’elles doivent jouer un rôle important dans le transfert d’informations. Pour lui la destruction des cellules n’est pas le fait d’une usure mais au contraire d’une trop faible utilisation. Il explique ainsi que l’intelligence artificielle doit utiliser des approches multiples, notamment pour la représentation des connaissances, au lieu de se limiter à une seule approche, supposée être la meilleure. De même qu’il y a aujourd’hui une revalorisation de la diversité sur le plan ethnique et social, il devrait y avoir une revalorisation de la diversité intellectuelle. Les entreprises et les politiques ont beau gloser sur l’avènement de la « société de la connaissance », elle n’occupe à l’évidence pas une place prépondérante. Le manque de compétences scientifiques et le désintérêt pour les talents originaux risque de laisser les entreprise sans solutions. Telles sont les limites du système français de reproduction des élites

On serait bien inspiré, pense David Courpasson, de s’intéresser aux « pépites ouvrières » qui existent à la base de l’entreprise. Certains personnels, pour peu qu’ils soient valorisés ont des savoir faire qui ne demandent qu’à être reconnus et utilisés. Encore faut-il savoir détecter ce ferment. Echanger les trouvailles, faire remonter l’innovation des équipes, croiser les savoir faire, tel est l’essence d’une innovation. Cette mise en valeur suppose des efforts de formation des dirigeants et de recrutement. Christine Cayol, du Cabinet Synthésis, se sert de l’art pour accompagner les dirigeants dans leur réflexion stratégique, pour les aider à mieux voir et à porter un autre regard sur le développement de l’entreprise. « Les cadres ne savent plus quoi penser de ce qu’ils font. Ils ont plus besoin de philosophie que de comptabilité » souligne François Hubault enseignant en ergonomie à Paris 1. (4). La philosophie les remet en face d’eux-mêmes, leur permet de s’ouvrir à autre chose, de ne pas s’enfermer dans un recommencement». Une démarche qui commence à faire un peu d’effets auprès de certains grands groupes industriels. Des cabinets de recrutement tels que Addill recherchent de plus en plus de profils atypiques pour les directions, en particulier des littéraires. Le secteur de l’audit lui-même sent le vent venir et s’ouvre à des profils plus variés. Des grands groupes vont directement chercher dans les campus des jeunes possédant une vision plus globale de la société. Mais cela n’est possible qu’en levant la défiance qui existe entre le monde de l’université et celui de l’entreprise.  Le rejet de l’université, c’est comme le rejet de la banlieue. Pour Norbert Hillaire (5), professeur à l’université de Nice, dans un monde de mutation rapide qui la porte au delà de la rationalité gestionnaire, « l’entreprise se doit d’inventer, de créer, d’innover. La « plasticité » de l’artiste devrait dès lors être appelée à la rescousse d’une entreprise sommée de créer ». Pour ce dernier, la guerre économique se mène désormais dans le champ culturel et artistique. C’est en effet par la culture que l’on modèle les goûts et les comportements des consommateurs. L’esthétique est au cœur même de l’économie de marché actuelle. Inventer le futur, c’est repenser la nature des liens entre l’art et l’entreprise.

1.« Un peu de désordre, beaucoup de profit ». Ed. Flammarion

2.« Quand les cadres se rebellent » Ed Vuibert

3. « The Emotion Machine » Ed. Hardcover

4.« La situation de crise dans l’intervention ». Ed. Octarès.

5.« L’art numérique » Ed. Flammarion

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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