Les inaugurations se prêtent mal aux analyses objectives des aspects sociaux de ce qui en est l’objet. La mise en route, le 10 septembre 2008, du Grand Collisionneur d’Hadrons (LHC in english) du Centre Européen de Recherches Nucléaires plus connu sous son acronyme CERN ne fait pas exception.

Au-delà des considérations obligées sur le boson de Higgs nous n’avons eu droit qu’à quelques remarques d’inspiration économique qui ne sont que le reflet des humeurs qu’inspire l’actualité immédiate. Quand le même journal du soir, à moins d’un mois d’écart assure que l’Europe échappera à la crise puis, Septembre venu, que l’Europe entre en récession, la crédibilité du commentaire en prend un coup. Il y a bien eu aussi des rappels historiques, mais – communication institutionnelle oblige – ils ont soigneusement laissé dans l’ombre les fâcheux souvenirs, les impasses, les ratés qui accompagnent toute entreprise multi étatique s’étalant sur une trentaine d’années. Pourtant, avec le LHC c’est toute la « big science » qui mérite examen au-delà de ses indiscutables succès. Dans ce qui suit, contentons-nous de suivre les traces de Maxwell (celui des équations) pour qui :
« … l’histoire de la science doit faire le récit d’enquêtes qui n’ont pas réussi…. L’histoire du développement, soit normal, soit anormal des idées est de tous les sujets celui auquel, en tant qu’hommes, nous nous inté­ressons le plus »

La « big science » c’est l’industrie appliquée à la science. Née en Hollande lors de la course aux basses températures, grâce à Kamerlingh Onnes qui, voici tout juste un siècle, le premier liquéfia à Leyden le plus léger et le dernier des gaz qu’on n’avait pas su liquéfier jusqu’alors : l’hélium. Pour ce faire, Kamerlingh Onnes, fils d’une famille de riches marchands et d’industriels avait mobilisé des moyens sans précédent dans la recherche académique. Qu’on en juge : une centrale électrique (dans les années 1880 !) pour alimenter son laboratoire, un liquéfacteur d’oxygène, un liquéfacteur d’hydrogène, un brin d’espionnage commercial hollandais pour trouver un minerai contenant de l‘hélium et le meilleur souffleur de verre d’Allemagne débauché à prix d’or.Tout cela pour obtenir enfin, après vingt-cinq ans d’efforts, un demi-verre d’hélium liquide. Les dirigeables de von Zeppelin étaient encore gonflés à l’hydrogène, l’hélium, même gazeux, n’avait alors aucune application. Pour payer son maître souffleur de verre Kamerlingh Onnes créa une école d’apprentissage dont l’homme était le professeur . Jusqu’aux années 50 , tant que l’industrie des tubes électroniques eut besoin de techniciens du verre, le diplôme de Leyde était le sésame de l’embauche à un poste de responsabilité technique. Leyde garda le monopole de la liquéfaction de l’hélium pendant presque quinze ans, en 1911, Gilles Holst y découvrit la supraconductivité qui resta une curiosité de laboratoires pendant un demi siècle, elle est indispensable au LHC d’aujourd’hui. En d’autres termes la « big science » avait réuni dès ses débuts tous les ingrédients de ce qui sera -quand il y en aura- une politique scientifique des années trente aux années soixante dix : un mélange de projets de physique à grande échelle rendant l’intervention étatique indispensable et une organisation du travail où techniciens et ingénieurs remplaceraient de plus en plus les garçons de laboratoire.

C’est bien sûr la deuxième guerre mondiale et le programme Manhattan de construction de la bombe atomique qui donnèrent l’impulsion décisive à la « big science ». La guerre n’était pas terminée que pour s’attacher les physiciens de la bombe se construisaient des accélérateurs de particules qui devinrent toujours plus gros et plus puissants que les précédents. C’est peu après, avec le concours de physiciens qui avaient dû s’exiler d’Europe pour fuir le nazisme et sous le patronage de l’UNESCO, démarra la construction du CERN en 1954. C’est en France l’époque où Mendès France déclare  :
« le développement de la science est devenu une affaire trop sérieuse pour demeurer lié à des structures ou à des règles administratives formelles. Il est au premier chef une affaire politique ».

De ce fait, « l’intervention du pouvoir politique s’impose », non pour régenter et administrer, mais pour décider et arbitrer (novembre 1956).

En partie à cause de la militarisation de la recherche centrée sur la course aux armes de destruction massive et la prévalence des industries métallurgiques traditionnelles, cette conception de la recherche ne fut pas remise en cause pendant les trente glorieuses : un accélérateur c’était d’abord du génie civil, puis du béton, puis des aimants et enfin de l’électronique de puissance et de mesure. Au début des années 70 , le dépouillement des trajectoires de particules inscrites sur des dizaines de milliers de clichés photographiques obteus par les chambres à bulle se faisait encore à l’œil nu, organisé comme un travail à la chaîne. Pour ses cinquante ans, soucieux de présenter une image sympathique au public, le CERN a mis l’accent sur le fait que les protocoles utilisés par tout le monde sur Internet sont issus d’un développement technique maison au début des années 80 pour simplifier les échanges de données à analyser qui étaient devenus des tableaux de chiffres. Ce n’est pas diminuer le mérite de ces inventeurs que de rappeler que, dès la guerre américaine au Vietnam, environ dix ans plus tôt, des échanges substantiels de paquets de données numériques avaient lieu, parfois en temps réel, entre stations radar, satellites et avions en vol et postes de contrôle en dehors du Vietnam pour les bombardements de l’US Air Force. Il faudra attendre la popularisation des GPS pour que -dans une certaine mesure- une technologie informatique militaire soit l’ossature de celle à la disposition du grand public.

Sans aucun doute la big science fut le fer de lance de bien des avancées techniques et de modes d’organisation du travail des scientifiques hors des routines universitaires , avec cependant des structures de direction qui, dans tous les pays, défendront bec et ongles leur autonomie… et leurs moyens financiers et humains sans commune mesure avec les autres domaines civils jusqu’au début de la recherche spatiale. Au fil des ans, les machines accélératrices deviendront de plus en plus grandes, donc plus coûteuses, les gouvernements plus difficiles à convaincre maintenant qu’il fallait aussi participer à la course à l’Espace. Surtout, la physique des hautes énergies n’a jamais été toute la physique. Alors qu’elle cherche à mettre en lumière quels sont les constituants es­sentiels de la matière, elle ne nous dit pas grand-chose sur la manière dont cette matière est organisée. Les propriétés d’un tout ne sont que bien rarement la réunion des pro­priétés de chacun de ses constituants.

Mais en plus la physique n’est évidemment pas toute la recherche. Avec la biologie moléculaire s’ouvraient quantité de nouveaux domaines, les accélérateurs n’étaient plus le symbole indiscutable et le lieu obligé des révolutions scientifiques et des innovations techniques. Pendant longtemps, à cause justement de l’importance du volume des données à traiter (les interactions entre particules qui n’ont pas encore été observées sont par nature statistiquement peu fréquentes) la big science a été le berceau de l’informatique de puissance et de l’électronique de comptage rapide. Mais l’époque ou un entrepreneur astucieux avait donné gracieusement des actions de sa jeune société d’instrumentation électronique à des physiciens des hautes énergies pour être au plus près des besoins de la physique des hautes énergies est révolue. Quand la firme Intel, alors inconnue du grand public, décida de ne pas répondre aux appels d’offre du Pentagone, quand un peu plus tard apparurent les ordinateurs personnels, la part relative des marchés d’électronique pour les hautes énergies devint encore plus négligeable que celle des marchés militaires par rapport à celle du marché grand public. Même les normes de l’électronique industrielle qui jusque-là dérivaient de celles des modules électroniques créés pour la physique des hautes énergies, s’en écartèrent à cause des coûts excessifs qui restreignaient leur diffusion dans l’industrie. La big science n’était plus la source des innovations électroniques et informatiques mais une consommatrice de ces équipements. Et quand elle avait besoin d’équipements lourds ceux-ci n’offraient plus la perspective de marchés industriels de grande ampleur. La « big science » était toujours l’application de la science à l’industrie mais ses retours vers l’industrie avaient moins d’impact.

Pendant toute la période où sa domination technique resta incontestée, la physique expérimentale des hautes énergies fit l’objet d’une concurrence aigue entre les Etats Unis et l’Europe. Les machines soviétiques offraient l’occasion de premières scientifiques à l’occasion des congrès du Parti mais, même quand leur conception était novatrice elles n’avaient pas le luxe d’équipements des accélérateurs occidentaux. La montée en puissance du CERN fut lente mais continue, ce dont témoigne la construction du LHC au CERN …mais cela fait quinze ans qu’il n’a plus aucun concurrent : les Etats Unis ont jeté l’éponge.

Il existe un Comité International pour les Futurs Accélérateurs qui a la fin des années 70 avait recommandé la création de nouvelles machines, ce qui aux Etats-Unis se traduisit en janvier 1987 après cinq années d’étude par la décision présidentielle de construire le SSC (Super Collisionneur Supraconducteur). La compétition pour le choix du site fut féroce. Le comté d’Ellis près de Dallas au Texas fut sélectionné, un anneau ovale de 87,1km de circonférence devait y être construit à partir de rien.. La construction fut stoppée par la Congrès des Etats Unis en 1994 ( voir citation de Mendès France plus haut), 23km avaient été creusés, 2000 physiciens et ingénieurs étaient sur place, deux milliards de dollars dépensés. Les Américains rejoignirent le LHC et y apportèrent leur savoir faire en gros aimants supraconducteurs qui, comme cela avait été déjà le cas lors de la construction du Fermilab à Chicago… se révélèrent en partie défectueux causant un nouveau retard au LHC. De si gigantesques aimants n’ont d’ailleurs encore aucune utilisation dans d’autres secteurs. Le vrai marché des aimants supraconducteurs est celui des appareils médicaux pour Imagerie par Résonance Magnétique IRM ( on ne dit plus Résonance magnétique Nucléaire RMN depuis Tchernobyl mais c’est la même chose).

L’échec du SSC dont la cause occasionnelle est une gestion pas toujours rigoureuse est à rapprocher de l’abandon d’autres projets de Big science et technologie par les Etats Unis comme celui des surgénérateurs (qui fut lui aussi finalement abandonné en France) ou celui du transport aérien supersonique. A chaque fois c’est la conviction que l’entreprise n’aura pas d’effet d’entraînement économique assez fort qui a aussi pesé, le LHC aujourd’hui comme ITER pour la fusion nucléaire demain seront une fois encore l’occasion de peser avantages et inconvénients de la Big science qui de toute façon n’est plus le modèle exclusif de développement scientifique, même si un chef d’Etat préfère inaugurer une grosse machine plutôt qu’une petite.

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