Le parcours de migration de chacun peut servir d’exemple pour faire tomber les barrières et faire dialoguer les générations et les communautés entres elle. Comment ? Par des témoignages en séances collectives. Exemple à Sarcelles.

«Les Khmers rouges nous déportaient de plantations en plantations. Interdiction de se fixer. Le seul objectif qui m’aidait à survivre : manger mon bol de riz quotidien. Rien d’autres ! », se souvient Madame Tran. Un foulard noué autour du cou, cette douce et frêle petite femme au port de tête distinguée affiche bien haut sa dignité, mille fois piétinée et salie par les Khmers rouges dans les années 70. Dignité pourtant forte et intacte comme un roc malgré les douleurs et les humiliations subies. Les jeunes ne pipent mot, buvant comme du petit-lait ses paroles.

Chinoise de naissance, elle a vécu au Vietnam. Elle a entrepris des études de pharmacie, passé du temps à Paris pour les poursuivre avant de s’établir au Cambodge avec son mari. Sous cette frêle carapace se cache une énorme détermination et un amour incommensurable pour la vie. Elle gronde gentiment la jeune assemblée : « Il faut savoir rester raisonnable. La vie n’est pas facile. A votre âge, je devais me battre tous les jours mais jamais je ne me suis découragée. Il faut vraiment savoir se respecter ! ».

Aujourd’hui, 10 juin 2006, trois femmes aux origines et aux histoires différentes témoignent de leur passé d’émigrée. Elles ne savaient pas de quoi serait fait leur avenir à leur arrivée en France. Elles ont donné un sens à ce qu’elles avaient vécu. C’est ce désir que ces Françaises de cœur souhaitent transmettre à ces jeunes. Elles leur content le choc de leur déracinement et l’histoire de leur intégration en France, à Sarcelles plus précisément.

Entremêler les générations

« Pas besoin d’avoir 50 ans pour raconter son parcours migratoire. Un jeune qui est récemment arrivé en France peut tout autant témoigner. Le but est de montrer que chacun a vécu la même chose. C’est sur cette base que le dialogue pourra s’établir », souligne Farouk Zaoui, 27 ans, directeur du centre social municipal de Sarcelles, quartier les Rosiers.

Un quartier de 7 500 habitants, toutes confessions et origines confondues où « il fait maintenant bon vivre » aux dires de certains. Farouk n’esquive pas. Il répond franchement aux questions, sûr de ses propos avec un soupçon de douceur dans la voix. Un bouc noir, bien taillé encadre joliment son menton. Il capte votre regard comme pour être sûr que vous ne laisserez pas en route des miettes de son récit. Lui est pour l’intergénérationnel : « j’y crois vraiment ! », s’exclame-t-il.

Le centre donne sur une tranquille petite courette, abritée sous les branches majestueuses d’un arbre. Autour se dispersent des rangées d’immeubles presque à l’identique de quatre étages, parfois cinq. Une monotonie architecturale contrariée par la présence au compte-goutte de grandes barres d’habitation. Rien de perturbant dans l’ensemble. Tout reste dans l’harmonie, éclairée ici et là par des éclaboussures d’espaces verts.

Le centre, lui, a vu valser près de 11 directeurs en 5 ans. Farouk Zaoui est le douzième sur la liste. Cinq ans plus tard, il est toujours là. Il a repris une idée inachevée de son prédécesseur : entremêler les générations et les cultures plutôt que de les superposer. De quelle manière ? En faisant parler les habitants de leur vécu, des personnes qui ont connu la douleur du déracinement.

Rôle social de la mémoire

Le projet « Mémoire croisée » a été insufflé et mis en place par Frédéric Praud, écrivain public et fondateur de l’association Paroles d’hommes et de femmes : « les histoires de chacun mis bout à bout servent de socle commun pour récréer du lien, entre les cultures, mais surtout entre les générations », explique-t-il avec fierté. Ce projet vise à redonner un rôle social à la mémoire. Transmettre mais surtout dialoguer et déplacer les clivages qui loin d’opposer rassemblent.

Plus que les belles paroles, il croit à la vertu de l’action : « impossible de faire ce projet sans connaître la réalité du terrain. Etre éducateur m’a grandement aidé pour connaître les subtilités et l’histoire de chaque communauté et éviter de faire des impairs », rappelle Frédéric Praud.

Cet explorateur de mémoire a emballé les élus sarcellois en présentant son projet. Enthousiasme qui a emporté l’adhésion des acteurs associatifs et enfin ceux des habitants. « La vie de chacun peut servir d’exemple et aider les plus jeunes. Ils ont tout à apprendre des anciens. C’est aussi montrer que la vieillesse n’a rien de négatif », ajoute Farouk Zaoui. Frédéric Praud va du reste écrire ces biographies de vie et les diffuser dans les écoles et dans d’autres structures.

Témoignage public

Ici, pas de jeu de cache-cache, la restitution de témoignages s’effectue en séance publique. Ce samedi après-midi, au centre, une dizaine de personnes se sont rassemblées dans une grande salle. La porte qui s’ouvre vers l’extérieur est légèrement entrebâillée et laisse pénétrer un fin rayon de soleil. De l’extérieur se fait entendre des voix d’enfant. À l’ombre du grand platane, ils y retrouvent un semblant de fraîcheur sous cette chaleur plombante. À l’intérieur, chacun a pris place. Sur la grande table blanche sont déposés des gâteries au chocolat, café et coca.

Assis en bout de table, Fréféric Praud. Il a déposé un magnétophone sur sa gauche et placé un carnet à large spirale en face de lui. De chaque côté, se trouvent les personnes qu’il passe ou a déjà passées à la moulinette de ses questions. Avant Madame Tran, il avait interrogé une Assyro Chaldéenne. Elle a quitté ses chères montagnes à la frontière de l’Irak en 1983 pour fuir avec sa famille la persécution des Turcs. Elle avait 30 ans. Elle comprend très bien les questions mais peine à répondre : « là-bas, il y avait quatre mois de neige. On chauffait la neige pour avoir de l’eau. Pas de journaux, pas de radio… Pas penser à aller ailleurs… ». Frédéric Praud insiste, revient avec douceur sur des questions éludées afin d’extraire la substantifique moelle de sa migration vers la France, puis vers Sarcelles… Frédéric revient vers l’assistance. Les questions fusent… Oui mais le temps file. Il est déjà 17 heures. Frédéric Praud reviendra un autre jour pour continuer.

Ce projet n’est sans doute pas la solution miracle qui va résoudre tous les problèmes à Sarcelles. Mais cette initiative semble avoir pacifié les esprits et les relations dans le quartier des Rosiers. Selon Farouk Zaoui, la demande de logement y a augmenté de 38% en deux ans.

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