La péniche Le Fleuron est amarrée au port de Javel (Paris XVe) depuis août 1999. Mise en service par l’Ordre de Malte et la fondation 30 millions d’amis, elle reçoit chaque soir une cinquantaine de SDF. Certains y sont accueillis avec leur chien, originalité de ce centre d’accueil d’urgence.

Demandeurs d’asile, ex-taulards, gosses de riches à la dérive, “travailleurs pauvres”, jeunes en stage d’insertion, personnes en retraite dont la maigre pension ne permet pas de se loger… La péniche Le Fleuron, amarrée au port Javel bas dans le XVe arrondissement de Paris, accueille chaque soir – de 18h30 à 8 heures du matin – des sans-logis. Ici, on les appelle des passagers. L’expression en fait marrer certains. « Moi, je préfère dire “accueillis” », confie Serge, poissonnier de métier, travaillant dans une grande surface. Comme si le mot “passager” masquait une misère qui ne veut pas dire son nom.

Lui a été mis à la porte de son appartement après un divorce. Parfois, il peut se payer l’hôtel. Il préfère. « Sur Le Fleuron, on doit se coucher à 22 heures. Qui peut dormir à cette heure-là ? Et puis, on est deux par cabine, tout le monde n’a pas le même rythme. Du coup, on ressasse ses soucis et on n’arrive plus à s’endormir », commente-t-il.

« C’est pêché, c’est la famille »

Le Fleuron mesure 38 mètres. Sa capacité d’accueil est de 50 places, dont la moitié réservée à des SDF avec leur chien. A Paris, peu de centres d’accueil d’urgence tolèrent nos amies les bêtes. Du coup, les maîtres restent dehors avec leur animal. Et c’est bien pour ça que l’Ordre de Malte, associé à la fondation 30 millions d’amis, a eu l’idée d’investir dans ce lieu, ouvert en août 1999 (1).

Stéphane rentre tout à fait dans cette catégorie. Il sort tout juste de prison après deux mois et demi passés au trou. Il a les bras couverts de tatouages, et la gueule plutôt abîmée. Sur son sourcil, une marque laissée par une bagarre. « C’est un mec qui a mal parlé de Capone, mon boxer. Je lui ai mis un coup de tête à la turque… sur le côté », raconte-t-il. Et il conclut par un « C’est pêché, c’est la famille », phrase qu’il répète à l’envi, comme une ritournelle. Durant son séjour en prison, un ami, SDF comme lui, s’est occupé de Capone. Depuis trois jours, le maître a récupéré son chien, qui dort tranquillement dans la cabine après avoir pris un repas.

Le Fleuron prend également soin des bêtes – compagnons de galère ou instruments de travail, pour faire la manche ou occuper un emploi dans la sécurité selon les cas. Tous les quinze jours, les chiens peuvent être auscultés par un véto bénévole… « On a l’impression qu’ils pigent vite la discipline ; ils ont compris le code », constate Bruno, un médecin à la retraite, bénévole depuis l’ouverture du Fleuron en 1999.

Son rôle : écouter les passagers – « Je suis un peu leur confesseur mais je ne donne pas ma bénédiction » – et les examiner comme le ferait tout médecin. « Je fais mon boulot, pas une bonne œuvre », explique-t-il. Avant de poursuivre : « La plupart sont dans un processus de resocialisation. Ils viennent ici pour être logés, nourris, mais aussi poussés au cul. Alors, on les accompagne dans leurs démarches. On les aide à rédiger des CV, des lettres, des dossiers administratifs… »

Un dîner sur l’eau

A 19h45, c’est l’heure du dîner. Tous les passagers sont appelés au réfectoire : des gueules patibulaires, des gars propres sur eux, des blancs, des blacks, des asiatiques, des jeunes, des cheveux gris… Il y a de tout « et de plus en plus de jeunes et de demandeurs d’asile », confie Nadine, 68 ans, bénévole elle aussi depuis le début.

L’équipe de bénévoles s’affaire : les uns en cuisine, les autres au service… A chaque table, un bénévole est également chargé d’animer la conversation. Ils sont une petite dizaine chaque soir, et 140 en tout dont certains anciens passagers. Les bénévoles du soir, tous assez “bon chic, bon genre”, viennent une fois par semaine ou une fois tous les quinze jours.

« J’apprécie l’équipe du mardi, y’a des jeunes étudiantes très sympas », confie Franck, attablé en face de son pote Serge. Et ce dernier d’ajouter : « On sent chez certaines personnes une vraie générosité tandis que d’autres sont là pour se donner bonne conscience ».

Franck est une figure atypique dans l’assemblée de ce lundi soir. Très bien fringué, il donne l’impression de revenir d’une partie de golf. Il raconte son parcours, celui d’un gosse de riche parti faire le tour du monde, des Etats-Unis à la Nouvelle Calédonie dont il est revenu alcoolique. Ancien mannequin, ancien comédien, il semble disposer d’un carnet d’adresses impressionnant.

Difficile de démêler le vrai du faux. Mais, Franck raconte : ses réunions quotidiennes aux Alcooliques anonymes ; ses journées où « il s’occupe » ; ses déjeuners avec son père avec lequel il vient de se réconcilier ; ses potes chefs d’entreprise qui lui ouvrent les portes de leur bureau pour qu’il fasse de l’Internet… « Le règlement de la péniche nous met à la porte à 8 heures du matin, c’est dur quand il fait froid. Dernièrement, j’ai cru que je n’y arriverai pas », se souvient-il. Franck dit avoir aimé cette vie de troubadour. Mais, maintenant, à 43 ans, sans boulot, sans femme ni enfants, il veut s’en sortir. Lui aussi a la gueule pas mal amochée…

A table, la conversation s’anime. Stéphane raconte des histoires salasses et fait marrer la galerie. Serge parle du dernier bouquin qu’il a lu au parc le week-end dernier. Il s’agit du livre du docteur Gubler, Le grand secret. « Je suis passionné par la politique, dit-il. Je l’ai dévoré ».

La soirée se déroule pratiquement sans encombres. Pas comme la semaine d’avant où Le Fleuron abritait des alcooliques qui rentraient tous les soirs bourrés. « C’était leur chien qui retrouvait la péniche », raconte Franck. Car même si le règlement interdit toute rentrée d’alcool, les passagers savent trouver les combines.

Au moment du fromage, Edith de Rotalier prend la parole. C’est la directrice de la péniche, l’une des dix salariés du Fleuron, la plupart étant des agents de service. Quand elle s’exprime, les passagers écoutent. L’amiral, c’est son surnom. Edith n’est pas contente, et elle le dit. Des passagers crachent dans la salle du haut, baptisée le fumoir, où certains se retrouvent après dîner ou avant de descendre au petit matin.

Autre motif de mécontentement : la péniche est ouverte 365 jours par an, et donc tous les week-end, ce qui mobilise des équipes de bénévoles. Or, les samedis et dimanches, certains passagers préfèrent rester dehors sans prévenir. Edith menace : « Les prochains seront mis à la porte. Pas de raison que l’on soit plus sympa qu’ailleurs ». Stéphane renchérit : « Oui, dans les foyers, tu fais ça, t’es mis à la porte… ». Et de conclure : « C’est pêché, c’est la famille ».

28 jours à bord

Après le dîner, des équipes se constituent pour jouer aux échecs, au Scrabble, au Trivial poursuit… Bénévoles, passagers, tout le monde se mélange. Et le jeu devient un formidable instrument d’égalité sociale. Nadine, capitaine de l’équipe de bénévoles pour la soirée, constate non sans admiration : « Ils sont très forts au jeu ». Le temps d’une partie, les « statuts » n’ont plus cours, le passager et le bénévole laissent place au joueur. La partie de Trivial est animée. On s’invective, on s’applaudit, on rouspète… Au loin, sur le quai, on entend un passager hurler « frontière, frontière ». Il ne passera pas la passerelle alors que sa place était réservée.

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A 22h, les passagers vont se coucher, et les bénévoles font le bilan de la soirée avant de s’en aller. « C’était une bonne soirée, l’ambiance était sympa », confie Guillaume, jeune cadre dynamique versaillais. Frédéric, lui, travaille dans le milieu bancaire. C’est son deuxième soir en tant que bénévole. Il est là pour aider, sans savoir trop comment s’y prendre. « Ca me change de mon milieu de banquiers qui s’inventent des problèmes. Au lieu de bosser tous les soirs jusqu’à 22h30, je viens au Fleuron ». Ils se donnent rendez-vous la semaine prochaine où ils rencontreront de nouveaux passagers, aux côtés d’anciens. Car le règlement est formel : pas plus de 28 jours à bord.

Tél.:

01 45 58 35 35

(1) Le budget de fonctionnement du Fleuron est aujourd’hui pris en charge à 97 % par la DASS (Direction des affaires sanitaires et sociales). Les 3 % restants viennent de dons, en argent ou en nature.

Au sujet de Anne Dhoquois

Anne Dhoquois est journaliste indépendante, spécialisée dans les sujets "société". Elle travaille aussi bien en presse magazine que dans le domaine de l'édition (elle est l'auteur de plusieurs livres sur la banlieue, l'emploi des jeunes, la démocratie participative). Elle fut rédactrice en chef du site Internet Place Publique durant onze ans et assure aujourd'hui la coordination éditoriale de la plateforme web Banlieues Créatives.

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