Extraits de l’article signé Paola Baril, publié dans la revue « Humanitaire » n°11 (automne 2004). Revue éditée par Médecins du Monde.

L’auteur, coordinatrice de mission Médecins du monde en Moldavie, a pu observer depuis plus d’un an le sort des jeunes femmes moldaves et les raisons de leur infernal parcours.

« Les déclarations du nouveau commissaire européen en charge des migrations, Rocco Butiglione, le 26 août 2004, ont rappelé une fois de plus la position défensive qui préside à la majorité des politiques migratoires européennes. Concernant ce que l’on présente comme une véritable « bombe à retardement », tout se passe comme s’il s’agissait pour l’Europe de prendre des mesures rapides afin de contenir les « flots de l’immigration illégale ». Contrôle mieux assuré des frontières de l’Europe, création de centres de rétention hors du territoire européen, soutien aux pays d’origine pour les aider à garder leur population, mais également développement de filières de migrations légales, telles sont les dernières propositions visant à diminuer l’immigration illégale.

Rien de bien nouveau en vérité, si ce n’est l’officialisation de certaines politiques déjà en cours. Et c’est très souvent le trafic d’êtres humains ou la traite des migrants à des fins d’exploitation qui servent de prétexte à l’adoption de nouvelles orientations politiques. En réalité, ce genre de décisions conduit généralement à fermer encore un peu plus les frontières européennes aux individus qui s’y pressent et donc, sournoisement, à favoriser un peu plus le phénomène que l’on prétendait combattre : l’exploitation des migrants.(…)

Moldavie : une transition en crise

Ces dernières années, la Moldavie, ce nouveau petit pays issu de l’éclatement de l’URSS, s’est fait tristement connaître comme l’un des principaux pays européens d’origine des femmes victimes de la traite des êtres humains. Le phénomène est évidemment difficile à mesurer et les statistiques impossibles à établir. Les seules données précises pour le pays sont, à ce jour, celles de l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) qui rapatrie et/ou accueille des victimes de la traite moldave (un peu plus d’un millier de victimes « identifiées » depuis quatre ans, rapatriées sur une base volontaire).

Plus que tout autre facteur, c’est la dégradation de la situation économique moldave – d’autant plus douloureusement ressentie que le pays est aux portes d’un espace européen prospère – qui explique en grande partie l’émergence du phénomène. Partageant avec les ex-Républiques soviétiques voisines les difficultés d’une transition économique aux conséquences sociales désastreuses, la Moldavie cumule les handicaps : sans réel débouché vers la Mer Noire, sans industrie ni secteur secondaire, vivant essentiellement de son activité agricole. Les avis sur l’avenir du pays sont plutôt pessimistes, et le conflit latent avec la Transnistrie ne facilite pas son insertion dans la communauté internationale.(…)

La Moldavie, comme ses voisins, connaît une forte dégradation de ses indicateurs démographiques, due tout autant à de nouveaux comportements sociaux (divorces, migrations), qu’à la dégradation générale de la santé de la population. Le système de santé, pourtant animé par un personnel médical surabondant et compétent, se « privatise » insidieusement (généralisation des paiements de la main à la main) et laisse sur le carreau des populations désargentées. L’introduction cette année d’une assurance médicale obligatoire contribue mollement à améliorer l’accès aux soins des plus pauvres, mais la viabilité économique et financière de ce dispositif limite pratiquement son application aux soins d’urgence et aux populations très démunies (personnes âgées).
Cette privatisation plus ou moins officielle touche tous les secteurs de la société, y compris l’éducation et le secteur universitaire. Dans ce contexte, le quotidien est fait de débrouille, entre cumul d’activités déclarées ou non et jeu de relations familiales ou autres, pour obtenir ce qu’il est impossible de recevoir par la voix officielle.(…)

Le phénomène migratoire et la réalité de la traite des êtres humains

Les estimations les plus larges évalueraient à 25% (sur une population d’un peu plus de quatre millions de personnes) le nombre de Moldaves se trouvant à l’étranger pour le travail, en permanence ou de manière temporaire, alors que les statistiques officielles avancent le chiffre de 250 000 personnes environ. L’émigration apparaît comme le fait incontournable de la société moldave, et dans ce contexte, la traite des femmes en présente l’aspect le plus terrible. Si une grande partie des départs pour le travail se fait vers la Russie et surtout Moscou, en l’absence de possibilités légales de migration de travail vers l’Europe, les candidats au départ vers cette destination sont obligés de passer par des intermédiaires pour obtenir des visas ou traverser dans l’illégalité les frontières.

A partir de là, toutes les variantes sont possibles. Soit l’intermédiaire est « honnête » et permet le passage et l’installation dans le pays convoité, soit il s’avère être le maillon d’un réseau de traite, et le cauchemar commence alors pour certaines jeunes femmes : vendues et revendues au gré des pays, elles seront battues, menacées, violées, jusqu’à en faire des êtres humains dociles, placés sur des trottoirs ou dans des bordels. Simple question de chance ou de malchance ? Pas uniquement, et la réalité doit être appréhendée dans sa complexité afin d’en comprendre les mécanismes.

D’abord, bien loin des légendes d’enlèvements de jolies jeunes filles, les réseaux de traite exploitent plus simplement le désir (ou la nécessité) de départ, les difficultés pour organiser celui-ci (visas) et le manque de possibilités migratoires légales. Promettant de s’occuper de tout, en général le trafiquant dépouille facilement sa « proie » de son passeport et autres documents légaux, et profite de la corruption généralisée. Le phénomène de la traite des femmes, en Moldavie ou ailleurs, profite des zones de non droit, de la corruption des fonctionnaires, douaniers ou homme de loi qui, au lieu de protéger, participent d’une façon ou d’une autre au réseau, dans les pays d’origine comme dans les pays de destination.

Pour la majorité des victimes moldaves qui ont été accueillies par le centre de l’OIM à Chisinau, la capitale de la Moldavie, le premier intermédiaire a été un ami, une connaissance recommandée, un membre de la famille élargie, un petit ami, etc. auquel on accorde facilement sa confiance. Lui-même aura été parfois également floué, ce qui rend difficile les messages de prévention : doit-on se méfier de tous, même de son entourage proche ?

Ensuite, d’après les études faites sur le profil des victimes, il apparaît que dans la plupart des cas, ces femmes font partie, avant leur départ, de catégories particulièrement vulnérables de la population. Femmes seules ou avec enfant, sans emploi ou faiblement rémunérées, très souvent originaires de la campagne, et bien souvent ayant connu des expériences de violence familiale ou conjugale. Ces difficultés laissent en général peu de choix pour s’en sortir, et il est évidemment encore plus facile de duper des personnes en détresse. Et parfois, drame de la pauvreté, la situation est telle que l’éventualité de la prostitution à l’étranger apparaît pour certaines comme le seul moyen pour s’assurer ou assurer à leurs enfants une vie décente…

Enfin, expérience des plus terribles pour celles qui réchappent des humiliations, privations, tortures, et parfois même des meurtres, les menaces des trafiquants à l’encontre des victimes et de leurs proches aussi bien que la honte qu’elles ressentent incitent la majorité d’entre elles à dissimuler leur expérience, même à leur entourage le plus proche. Tous les acteurs de la lutte contre ce phénomène s’accordent à dire que la majorité des victimes taisent leur histoire et, pour beaucoup, refusent de rentrer dans leur pays d’origine. La majorité des victimes seraient donc « non identifiées ».

Les réponses de la société civile

Poussé par la société civile et les pressions de la communauté internationale, l’Etat moldave reconnaît officiellement le problème (ce qui n’est pas le cas de tous les pays) et montre en apparence une volonté de lutter contre celui-ci. Elaboration de lois en concordance avec les textes internationaux, ratification des outils juridiques internationaux, mise en place de commissions nationale et régionale sur le thème, le gouvernement ne ménage pas sa peine. La réalité du travail des multiples commissions reste à vérifier, et le nombre de trafiquants condamnés reste encore très insuffisant au regard de l’ampleur de la traite en provenance de Moldavie. Grâce à ces preuves de bonne volonté, les financements internationaux continuent d’affluer, et de manière disproportionnée pour un si petit pays, de la part des Etats-Unis, de l’Union européenne et d’autres pays de destination fortement concernés par le phénomène de la traite.(…)

Les tous premiers projets ont concerné l’aspect prévention, en informant l’opinion publique, les médias, les acteurs politiques grâce à des supports très variés. D’abord lancés par les organisations internationales (OIM, OSCE), les projets ont été repris et développés par des associations locales, en tentant d’y associer les autorités locales. Ainsi, panneaux publicitaires, films, annonces dans la presse, groupe de parole et autres émissions de radio ont permis de présenter le problème et d’avertir du danger. Plusieurs numéros d’appels gratuits ont été mis en place et permettent de recevoir conseils sur le départ, aide dans la recherche de personnes disparues et proposition d’assistance pour les victimes (La Strada, Centre de Prévention de la traite). Partant du constat qu’il est impossible d’empêcher les personnes qui le désirent de partir, l’OIM met à disposition des candidats au départ le maximum d’informations sur l’immigration légale, les pays de destination, les risques, etc.

L’accent est désormais mis sur les zones rurales, très touchées par le phénomène et malheureusement trop souvent coupées de l’information diffusée. De l’avis de tous, cet aspect « prévention » est relativement bien couvert désormais.

Parallèlement, un nombre plus réduit d’associations a prévu des mécanismes d’assistance aux victimes : rapatriement, accueil et soins « d’urgence » et progressivement accompagnement à plus long terme. Un centre, géré par l’OIM, accueille les victimes (adultes et mineurs), leur propose des soins médicaux et psychologiques pendant une durée relativement courte et tente de faciliter la réintégration familiale et sociale.

Concernant la santé mentale, les traumatismes sont très importants et demandent du temps et des professionnels bien formés pour la prise en charge les victimes, ainsi que des conditions d’anonymat et de confidentialité. La réalité moldave fait que la prise en charge psychothérapeutique n’en est qu’à ses débuts et se révèle pour l’instant très stigmatisante. De plus, assimilées trop facilement à des prostituées, les victimes de la traite ont généralement tendance à taire leur expérience, ce qui ne facilite pas le travail des soignants.

Au-delà des actions urgentes de soins aux victimes qui reviennent dans leur pays, c’est surtout une seconde phase de « réintégration » qui est la plus compliquée à mettre en place et sur laquelle se penchent désormais les organisations concernées. Certaines expériences de microcrédit, de formation professionnelle entreprises par des ONG, s’inscrivent dans cette phase. Mais il s’agit d’un travail de longue haleine qui ne peut se mettre en place sans la collaboration des autorités locales, puisqu’il ne peut s’avérer « durable » que dans le cadre du système social du pays, alors même que le système moldave se révèle sans beaucoup de ressources.

C’est dans cette seconde phase de « réintégration à moyen et long terme » que Médecins du Monde envisage d’intervenir en Moldavie, de manière indirecte et non stigmatisante, en s’associant à une association locale pour la création d’un centre de santé médico-psychologique pour les 13-25 ans, population cible de la traite. C’est notamment dans le champ de la santé mentale que se situera l’apport de MDM (formation à la prise en charge).Un travail de prévention pourra également être envisagé.

Les résultats de l’ensemble de ces projets en Moldavie ne sont pas négligeables : mobilisation de la société et des autorités (en apparence du moins), rapatriement des victimes, mise en place de mécanismes de contrôle aux frontières, etc. Toute la bonne volonté des associations moldaves et internationales ne suffira pourtant pas à infléchir le phénomène qui prolifère dans des sociétés corrompues et sinistrées comme la Moldavie : des décisions politiques importantes doivent être prises pour mettre fin à ce nouvel esclavage dans les pays d’origine, mais également dans les pays de destination encore trop peu mobilisés.

Le constat reste néanmoins amer : malgré l’information, les Moldaves continuent de partir car la situation économique n’offre pas beaucoup d’autres alternatives. Les actions humanitaires d’urgence (rapatriement) couvrent sommairement les besoins, mais il s’agit à présent d’orienter les actions vers l’aspect économique du problème, aspect beaucoup plus complexe à prendre en charge. Reste qu’un sentiment de malaise flotte devant l’empressement des bailleurs internationaux occidentaux – notamment l’Union européenne – à financer des programmes de lutte contre la traite, sans pour autant remettre en cause leur politique migratoire.

L’auteur :

Paola Baril est coordinatrice de mission pour Médecins du Monde en Moldavie depuis mai 2003 ( Humanitaire n°11)

Pour en savoir plus sur la revue Humanitaire, contactez Médecins du Monde :

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75018 Paris

Tél : 01.44.92.13.87

Email : revuehumanitaire@medecinsdumonde.net

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