Apprendre à dialoguer avec un voisin qui vote Front national… C’est l’ambition de l’atelier civique d’argumentation, unique en son genre, initié par Philippe Breton (1) en 2002, à Strasbourg, à l’issue du deuxième tour des Présidentielles et du score inquiétant réalisé par le parti de Jean-Marie Le Pen. Il ne faut pas stigmatiser les électeurs extrémistes, estime le chercheur, mais plutôt renouer le fil du dialogue.

A noter qu’un forum dédié à la question « Extrême droite : retour en force aux élections régionales ? » est à votre disposition sur Place Publique.

Place Publique : Pourquoi avoir créé l’atelier civique d’argumentation ?

Philippe Breton : Tout est parti des résultats des élections présidentielles le 21 avril 2002. Ce jour-là, j’ai eu deux réactions : le choc qui a généré, comme chez beaucoup de gens, des interrogations sur ce que je pourrais faire ; et le fait que je n’ai pas été convaincu par certains propos qui stigmatisaient les électeurs d’extrême droite, en les traitant de nazis, par exemple. Ces électeurs n’ont pas forcément fait le choix idéologique du Front national, c’est bien plus compliqué que cela.

P.P. : Vous avez été surpris par ces résultats ?

P.B. : En Alsace, nous sommes confrontés à des scores élevés depuis de nombreuses années. Ici, le Front national avoisine régulièrement les 25 %, soit un électeur sur quatre ! Ce choix électoral a nécessairement des conséquences directes sur la vie de tous les jours. Je reçois beaucoup de témoignages de gens mis en difficulté au sein de leur famille, de leur travail parce qu’ils sont confrontés à l’expression d’idées violentes et ne savent pas comment réagir.

P.P. : Et c’est précisément votre métier d’apprendre aux gens à argumenter…

P.B. : Pour autant, l’atelier civique d’argumentation est une initiative citoyenne car strictement personnelle. Je ne mets en avant ni l’institution universitaire ni moi-même en tant que chercheur. Cet atelier est plutôt un lieu de discussion où chacun apporte ce qu’il sait faire. D’ailleurs, il est né via un réseau personnel d’adresses mail, et fut relayé de manière très neutre par la presse locale. J’ai invité tous les gens qui souhaitaient faire bouger un peu les choses à venir apprendre à engager le dialogue avec les électeurs de l’extrême droite.

P.P. : Qui sont les participants à l’atelier ? Quelles sont leurs demandes ?

P.B. : Le public n’est pas du tout homogène. Toutes sortes de gens participent aux ateliers : des guides touristiques, des enseignants, des employés à un guichet d’accueil, des personnels du milieu hospitalier… Ils viennent de milieux très divers, mais tous rencontrent le même problème : ils sont entourés de gens tenant des propos xénophobes, racistes, excluant. Ils ont envie de faire quelque chose, mais ne savent pas comment s’y prendre. Beaucoup reconnaissent même avoir la tentation d’employer, à leur tour, la violence dans la discussion. En résumé, ils sont confrontés à de vraies questions et à de vrais problèmes.

P.P. : L’atelier leur fournit-il des arguments pour discuter ?

P.B. : Non, ça n’est pas le but car personne ne vient ici pour apprendre à discuter avec des militants des partis d’extrême droite qui, eux, défendent une idéologie. On vient ici pour renouer le dialogue avec la voisine qui est fâchée contre les arabes ou avec cette masse des électeurs qui vote Front national par mal-être. Le propos n’est donc pas d’entrer dans le débat idéologique mais plutôt de parvenir à entamer un dialogue avec ces électeurs. Apprendre à les écouter comme des êtres humains qui portent une souffrance et qui s’emparent du discours idéologique ambiant, sans se l’être fondamentalement approprié.

Plutôt que de fournir un argumentaire clés en mains, je mets en avant un certain nombre de techniques d’argumentation : apprendre à écouter une personne violente, renoncer à son propre désir de violence, se maîtriser… Je place la discussion sur le plan de la violence, pas de l’idéologie. L’idée étant de recréer les conditions d’un véritable échange avec l’autre, en réveillant ce qui existe de plus calme et de plus humain chez lui. C’est à la fois très modeste et très ambitieux.

P.P. : Comment se déroule un atelier ?

P.B. : Chaque atelier dure une journée et réunit 12 à 15 personnes. On partage un repas et les frais de location d’un local, s’il y a lieu, mais la journée est gratuite. Les participants échangent beaucoup. Certains rapportent des expériences positives de dialogue et d’ouverture à la souffrance des autres, d’autres expriment leur découverte de leur propre violence… Le simple fait de discuter les aide, ils se sentent moins seuls avec leurs difficultés. Mon rôle consiste à structurer un peu tout cela et à découper la journée en différents moments, pour apporter des éléments de repères et d’apprentissage.

P.P. : L’atelier fonctionne toute l’année ?

P.B. : Il a peu fonctionné ces derniers mois car j’ai beaucoup voyagé, mais nous allons reprendre courant février. Je me suis réservé pour les Régionales… D’autant que le FN fera sans doute de bons scores à ces élections. J’ai déjà une longue liste de personnes candidates pour participer à un atelier.

P.P. : De quelle manière les « recrutez-vous » ?

P.B. : Ce sont eux qui viennent jusqu’à moi, par le bouche-à-oreille. Ils me contactent par mail. La démarche commence à être connue ; nous sommes traqués par la presse, en particulier la radio et la télé qui voudraient participer à un atelier. Je refuse systématiquement car les participants ont besoin de discrétion ; de plus, la présence d’un média casse toujours le travail. Et puis, ce n’est pas si facile de porter une initiative comme celle-là. Je me suis fait beaucoup critiqué, notamment par les tenants de la lutte antiraciste qui refusent de discuter avec tous ces électeurs de l’extrême droite principalement issus des milieux populaires. Pour l’extrême gauche, en effet, dialoguer avec eux revient à collaborer avec l’extrême droite. C’est une position que je réfute.

Propos recueillis par Corinne Gonthier

(1) Chercheur en sciences humaines au CNRS, Philippe Breton travaille sur les questions d’argumentation et de communication. Il enseigne l’argumentation à l’université Marc Bloch de Strasbourg ainsi qu’à la Sorbonne, à Paris, et forme régulièrement des professionnels à cette discipline, au ministère de la Justice, dans le cadre notamment de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

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