par Yan de Kerorguen

Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains » écrit George Orwell (« Les lieux de loisirs » – Essais, articles, lettres, tome 1 (1920-1940). Le célèbre auteur de 1984 visait à travers cette réflexion la domination de la machine sur l’homme : « Big brother is watching you ». Avec la montée en puissance dans les débats sur l’explosion numérique, du concept de transhumanisme, dont le crédo est le progrès sans limites et l’invention d’un post-humain, doté de performances inédites, cette interrogation de Orwell prend une résonnance particulière.

L’objectif des promoteurs du transhumanisme est de changer la nature humaine, d’augmenter à l’infini ses performances physiques et mentales au-delà de la nature, jusqu’à abolir la mortalité. L’intégration massive de l’objet technique milite pour eux. « Nous ne sommes pas seulement dans une monde de machines qui n’ont rien d’humain, nous sommes dans un monde d’humains qui se conduisent comme des machines » constate la philosophe Cynthia Fleury : (Panorama de la pensée d’aujourd’hui. Agora 2016. ITW).

L’ampleur prise par ce dessein bouscule les certitudes, dérange les conformismes, soulève des questions renversantes. Jusqu’où peut-on considérer qu’une amélioration, ou une augmentation apportée à un individu sont acceptables et justifiées ? Sur le plan éthique, jusqu’où doit-on modifier l’humanité pour moins souffrir, moins vieillir et moins mourir? Quels risques est-on prêt à prendre pour améliorer l’existence de chacun? Devons-nous maintenir notre humanité avec ses principes de précaution, ses valeurs de finitude, d’acceptation des limites ? Quels sont les enjeux à relever ? Comme on vient de le voir en abordant la question du numérique, l’enjeu du siècle, si l’on respecte la hiérarchie, est bien le technique, comme l’indiquait, il y a plus d’un demi-siècle, Jacques Ellul (in La technique ou l’enjeu du siècle. 1954).

Transhumanisme : mode d’emploi

A la différence des Etats-Unis où le sujet est pris très au sérieux, en France, le débat public sur la possibilité d’une fusion de l’homme avec la machine reste confidentiel. Les comités d’éthique n’en font pas grand cas et les débats sur ce sujet sulfureux restent idéologiques. Et pourtant le transhumanisme frappe à la porte des plus grandes entreprises, des plus importants laboratoires et même des gouvernements. Nous sommes en effet à la veille d’une nouvelle renaissance, qu’annonce des gens très influents dans les sphères de la décision politique et économique, qu’on appelle les transhumanistes. Nom de code : « NBIC », un terme qui désigne l’ensemble convergent formé par les nanotechnologies, la biologie génétique, l’intelligence artificielle et les sciences cognitives. Il permet d’entrer dans la formule transhumaine. Mais au fond, qu’est ce que le transhumanisme ? Et qui sont, au juste, les transhumanistes ?

Les transhumanistes: un groupe de pression influent

Le transhumanisme est un groupe de pression technophile très puissant, composé de chercheurs, d’entrepreneurs, mais aussi d’artistes et de philosophes, infiltré dans les couches dirigeantes de la société qui, aux Etats-Unis, occupent des positions de pouvoir dans le complexe militaro-industriel aux USA et dans de grands groupes pharmaceutiques.

L’influence qu’ils exercent s’étend aussi bien au monde de l’industrie et aux programmes de recherche et développement qu’à la sphère culturelle et académique (arts, médias réseaux sociaux..). « Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence » soutient Max More, une des piliers les plus influents de la vague transhumaniste.

En phase avec les discours économiques actuels, ils soutiennent que la prospérité des sociétés passe par l’innovation technologique. Les transhumanistes forcent l’attention. Ils captivent et ils dérangent. Leur plaidoyer en faveur de l’homme hybride, décrit un surhomme capable d’amélioration mentale et physique que le simple humanisme ne peut concevoir : une super-ouïe, une super-vue, une super-mémoire avec, en embuscade, RoboCop, Musclor et Big Brother. bref, le temps du Leur rêve d’un meilleur des mondes semble tiré des pages des romans d’anticipation. Pourtant, non. Le projet d’un homme bionique est bien réel. La post humanité qu’ils appellent de leurs voeux n’est plus un thème de science-fiction, mais de science tout court.

Ce n’est qu’une question de quelques années comme le prévoit Eric Drexler, spécialiste de l’intelligence artificielle, professeur à l’université de Stanford. « Les assembleurs moléculaires apporteront une révolution sans précédent… Elles (les nanos) pourront permettre l’émergence de l’intelligence dans les machines.» (Lire : « Les moteurs de la création. L’ère de la nanotechnologie »). Cette intelligence permettra aux humains de maîtriser la structure intime de la matière. A ce stade de la proposition transhumaniste de machine universelle, on peut mettre en relief la rationalité de l’activité qui s’appuie sur le modèle du calcul. Dans la ratio transhumaniste, il n’est plus question de raison mais de calcul.

Le transhumanisme se réclame des Lumières

Qu’on ne s’y trompe pas, les transhumanistes ne sont pas des charlatans. Ils se réclament des Lumières et prônent une amélioration sans limite de l’espèce humaine par les techniques. Ils prétendent que l’humanité est perfectible à l’infini et que l’être humain, tel qu’il existe aujourd’hui, n’est qu’une étape de l’évolution. Pour eux, le détachement total des hommes de leur enveloppe corporelle est inéluctable. Il est donc appelé à disparaître, tout comme les autres espèces. Si l’individu veut survivre, il devra devenir un cyborg, un transhumain, pour devenir à terme un post-humain et achever son évolution par le transfert de la conscience dans l’objet technique. La nanotechnologie, science de l’infiniment petit exerce sur les courants transhumanistes une influence très forte. Les technologies permettront à notre esprit de renouveler et de remodeler notre corps. Les principes du chargement qui se sont appliqués aux molécules, aux cellules, aux animaux, aux esprits et aux machines devraient également se développer dans une ère où les biotechnologies, les nanomachines et les cerveaux artificiels sont à l’oeuvre.

Dans cet univers, le concept d’information devient un modèle de quantification qui va s’appliquer indifféremment à tout type de signal, qu’il soit de nature physique ou biologique, matériel ou vivant, technique ou humain. Avec les transhumanistes s’exprime le rêve des merveilles de la technologie qui permet aux aveugles de recouvrer la vue, aux sourds d’entendre, aux paraplégiques de marcher. Projet d’amélioration mentale et physique que le simple humanisme ne peut concevoir, bref pour paraphraser George Orwell, inventer « le meilleur des humains ! ».

Le biologiste Julian Huxley, réputé pour être le fondateur du transhumanisme, parle, dans un article, datant de 1957, de transcendance. «  La vie humaine a généralement été, comme l’a décrit Hobbes, « vilaine, brutale et courte »; la grande majorité des êtres humains (s’ils ne sont pas déjà morts jeunes) ont été affligés de misère … nous pouvons justement croire que ces terres de possibilité existent et que les limitations actuelles et les misérables frustrations de notre existence pourraient être dans une large mesure surmonté … L’espèce humaine peut, si elle le souhaite, se transcender – pas seulement sporadiquement, un individu ici d’une certaine façon, un individu là d’une autre manière, mais dans son intégralité, en tant qu’humanité. »

Transhumanisme et cybernétique

Le projet transhumaniste s’appuyant sur le développement de la cybernétique est considéré comme une nécessité évolutive par les plus convaincus. Développée au sortir de la seconde guerre mondiale à partir des travaux du mathématicien américain Norbert Wiener, la cybernétique qui se définit comme « la science des communications dans l’homme, l’animal et la machine » offre une perspective à cette notion d’homme-machine. Le mot cyborg qui vient de « cybernetic organism  » est créé en 1960 pour désigner une catégorie d’êtres humains dotés de propriétés spéciales, qui pourrait survivre dans l’espace extra-terrestre. L’idée d’un être hybride humain-machine, est présente depuis longtemps dans les mythes anciens ou la littérature. Dans l’Iliade, les servantes d’or d’Héphaïstos sont déjà des créatures à la fois automates et humains, qui aident le dieu boiteux à marcher droit.

Une autre référence est fréquemment évoquée : l’homoncule. Paracelse et Nicolas Flamel (1330-1418) ne seraient pas mécontent d’observer le débat tumultueux qui s’instaure à propos du risque nanotechnologique. Le premier, fameux médecin et théologien suisse, parle du procédé à suivre pour préparer un homunculus, c’est-à-dire pour créer la vie. On comprend pourquoi Paracelse inspira à Goethe le personnage de Faust. Le second, auteur du « grand éclaircissement de la pierre philosophale pour la transmutation de tous les métaux » en aurait avalé son grimoire: le vieux rêve des alchimistes s’est enfin réalisé. Oui, l’on peut aujourd’hui changer le plomb vil en or fin et le charbon noir en pur diamant. Reproduire la puissance calculatrice du cerveau, tel est le projet de l’intelligence artificielle. Une idée vieille comme le monde que le Mythe de Pygmalion et la légende du Golem ont illustré.

Transhumanisme et post-modernisme

Sur le plan philosophique, le cadre théorique élaboré par le courant post-moderne (« French theory »)  fournit une des grilles de lecture à la proposition transhumaniste, sans que la finalité des l’homme augmenté soit exprimé et promu. Selon les théoriciens du post-modernisme (Lyotard, Deleuze, Foucault..) dont une grande partie des œuvres ont été consacrés à la déconstruction des récits identitaires, de la métaphysique et à la critique du moi autonome et à la belle unité de l’organisme, la technoscience est la référence pour penser l’avenir de l’humanité et la cybernétique l’une des pistes qui nous y mène. Les données concrètes de l’expérience sont concurrencées par les bits, les items, les codes, les messages.

Les systèmes d’information s’imposent de façon dominante. La machine se rapproche du corps, l’ordinateur du cerveau, la puce informatique du gène. S’opposant à la dichotomie, les « déconstructeurs », installent le pluriel, le devenir mixte, le moi éparpillé face au Sujet souverain. Bref, dans ce monde en déconstruction, ou tout devient relatif, rien n’existe hors de l’information. Les distinctions s’effacent : masculin-féminin, homme-animal, réel-virtuel, public-privé. Des réagencements hybrides s’opèrent entre l’homme et la machine, la science et la fiction, vers un mixte qui ouvre de nouveaux horizons. L’humain n’est plus entier, il est morcelé, libéré, offert au monde de la consommation, à l’univers des plates formes et des possibles. Chaque organe peut des lors s’emballer vers l’imprévu.

« Difficile du coup de dire « ce qu’est un homme », où passe la frontière avec l’inhumain puisque notre réalité n’est ni biologique ni zoologique, redevable d’aucun programme supposé naturel, soutient Jean-Martin Clet. Alors, entre le corps vivant et la machine prothétique, la différence s’estompe et des alliances inédites pourront peupler les univers de la chair comme du métal. » (Lire Plurivers. Ed. P.U.F, 2010).

Lire aussi: « Transhumanisme, l’envers du décor ». En cours de rédaction par Yan de Kerorguen

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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