« Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté ». Paul Valéry. (Mais qui donc est européen. La crise de l’esprit. 1919)

Appel aux européens

La construction de l’Europe est la seule grande Idée jamais conçue dans l’espace européen. « Sans un effort commun pour l’entretenir et la poursuivre, cette construction tombera dans l’oubli. Nous devons revenir sur le chantier ». Ainsi s’exprimait l’écrivain Stefan Zweig, dans un « Appel aux européens » publié en 1934. Et ce dernier de chercher la « formule » qui permettrait d’entraîner les peuples à former une véritable société civile européenne. « L’idée européenne n’est pas un sentiment premier comme le sentiment patriotique, comme celui de l’appartenance à un peuple, elle n’est pas originelle, et instinctive mais elle nait de la réflexion. Elle n’est pas le produit d’une passion spontanée, mais le fruit lentement muri d’une pensée élevée » expliquait Stefan Zweig dont le chef d’œuvre « le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen », terminé quelques jours avant son suicide, en 1942, décrit le vieux continent d’avant 1914, à l’apogée de sa richesse et de sa puissance.

Il a fallu des décennies, à force de volonté, pour que cette idée fasse son chemin. Devenue réalité, elle a tenu ses promesses en maintenant la paix sur le vieux continent et en apportant richesse et diversité. Cette idée éminemment rationnelle qu’est le projet européen a cependant les plus grandes peines du monde à exister face à la déraison populiste qui s’acharne à la dénaturer. De l’Europe, symbole de paix, voilà que s’installe dans les esprits l’ombre de la dislocation. Partout, quel que soit le pays, le pessimisme domine. Il faut aujourd’hui se pincer pour entrevoir un avenir heureux tant la situation du vieux continent semble incertaine. Nous l’avons tant désiré, cette Europe. Et voilà que, plombés par une défiance envers eux-mêmes allant jusqu’au reniement, les peuples décrochent et les égoïsmes triomphent. Une fois de plus, l’idée européenne doit être remise en chantier. A l’occasion d’un colloque au CESE (Conseil économique, social et environnemental) (« Quel rapport à l’Europe après le réferendum britannique ?»), le réseau Confrontations Europe a permis de tracer des perspectives sur les enjeux posés par la crise d’identité et les défis de construction d’une identité européenne.

Trop de mensonges, trop d’arrogance, manque de concertation… On ne peut plus nier les signaux d’alarme tirés par les citoyens de l’Europe pour que soient prises en considération leurs attentes, ont convenu les participants à ces débats. Les peuples se sentent négligés. Les majorités autrefois silencieuses, souvent abstentionnistes aux élections sont désormais turbulentes. La tragédie des migrants révèle la difficulté à adopter une stratégie européenne commune. Pour masquer leurs échecs, les responsables politiques des états membres se défaussent sur la commission de Bruxelles. Et Bruxelles, loin de tout, gère, en habit de comptable.

L’incapacité des autorités à mettre la question politique au cœur de l’agenda est une cause centrale des impasses dans lesquelles l’Europe s’est installée. Si l’on veut refonder le projet européen sur des bases autres que celles des petits pas, il ne peut plus rester l’affaire d’une technostructure assise. Il doit devenir l’affaire de citoyens debout. Oui mais comment inciter les peuples à constituer cette société civile européenne et contrecarrer les tentations chauvinistes ? Tout l’enjeu de la constitution d’une Europe politique est contenu dans ce conflit entre souveraineté nationale et souveraineté supranationale.

Faute d’être contraignant, le Pacte de stabilité a laissé les égoïsmes nationaux prendre la main. Il faut dire, le terreau est fertile. Depuis des années, la crise sociale, principalement marquée par le chômage, affecte l’Europe. « Avec 1% de croissance en moyenne, des taux d’intérêts en hausse, on entre dans la phase périlleuse de la disruption », rappelle Philippe Herzog, Président de Confrontations Europe. Le caractère déstructurant des changements technologiques, la crise bancaire de 2008, les faillites d’industries ont couté cher. Le déclassement des classes moyennes, l’injustice sociale, la condition difficile des ouvriers, des agriculteurs, des familles monoparentales, des retraités, des jeunes sans emploi : le bilan est sombre. L’appauvrissement commence par le chômage, s’aggrave avec la perte du logement, puis avec la rupture du lien familial. Jamais l’écart entre les riches et les pauvres n’a été aussi important. La promesse de l’égalité n’est plus portée par la gauche. « Je perds le peu que j’ai et ainsi je suis en train de perdre ce que je suis, mon identité ». Tel est le leitmotiv existentiel que d’aucun, chômeur ou bas salaire, ressasse en son for intérieur.

Crise de l’identité et fragilité de la démocratie

Un des grands problèmes auxquels sont confrontées les sociétés modernes ou post-modernes est la confrontation entre deux modèles, ou plutôt deux réalités.
D’une part ; l’ « identitaire » avec la volonté de préserver l’entre soi, le « chez nous ». Arrimées à cela la peur de l’étranger, précisément le migrant, le réfugié, le clandestin. D’autre part ; le « multiculturel », générateur de richesses, d’échanges et de culture, dont le principal écueil serait qu’il ne favorise le développement des communautarismes au détriment des valeurs démocratiques et laïques. La crise des migrations a accentué le clivage entre ces deux façons de se représenter le pays où l’on vit. Une partie des habitants qui, à la périphérie des grandes villes ou dans les campagnes profondes, se vivent comme des « laissés pour compte » craignent ainsi de voir leur identité malmenée par ce que les plus virulents appellent « le grand remplacement ». Cette phobie de l’envahissement est entretenue par des partis extrémistes qui en font l’ossature de leur programme politique.

Ces éléments se recoupent dans une crise plus politique , la crise de la démocratie. Les politiques ont, par aveuglement et négligence, tout fait pour perdre le contact avec la réalité des gens. Pourquoi aller voter puisqu’on sait que, quel que soit le candidat pour lequel on vote, le nouvel élu roulera comme avant ? C’est ce que se disent les abstentionnistes, les votes protestataires ou les déçus des partis. Leur attitude est différente aujourd’hui. Ces électeurs n’hésitent plus à sanctionner vertement les élites en apportant leurs voix aux extrêmes préférant se fier à la déraison de l’anti-système qu’à la raison des experts, sourds à leurs appels. Mieux vaut, à leurs yeux, le risque du changement brutal que l’inefficacité du connu. Ce clivage entre les majorités silencieuses et les élites (presse, sondages, politiques et politologues, experts) est de nature à bouleverser les institutions démocratiques. Désormais on choisit l’ignorance d’un fort en gueule contre la suffisance des « qualifiés ». Terrible jeu de bascule !
Autre faiblesse de la démocratie : les réseaux sociaux. Ils forment un agent d’influence massif qui dépasse celui de la presse TV et la presse écrite. Tandis que Hillary Clinton a misé sur les médias officiels et la consanguinité de l’entre soi élitiste, Donald Trump a gagné avec les réseaux sociaux, la téléréalité et la vulgarité. Les gens vont sur Facebook, les blogs et autres sites pour trouver ce qu’ils ont envie d’entendre. Il n’y a pas de débat dans ces réseaux. Y prospèrent les théories du complot et le négationnisme. Sur les forums sociaux, on peut tout dire, tout se vaut. On admire ceux qui se lâchent sans limites. Force est de constater que la grande presse n’est pas loin de connaître cette même inclination. Ces dérives posent la question du statut de la vérité dans une société qui a tendance à relativiser. Mais comme on l’a vu avec le vote américain, la question de la vérité semble n’intéresser plus personne. Et celle de la démocratie pourrait connaître la même indifférence.

Dans un livre qui vient de sortir ( « La démocratie fait faillite ». Gallimard), le philosophe Raffaele Simone souligne le danger : « les gens sont prêts à renoncer aux libertés politiques pour la liberté économique ». Le capitalisme, n’est désormais plus associé à la démocratie parlementaire mais à l’autoritarisme des régimes comme la Chine. Cette normalisation touche désormais l’Europe. En contestant les valeurs démocratiques de l’Europe, cette défiance fait flores au sein même de l’Union. Le bloc de Visegrad qui comprend la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie, et la République tchèque entend même agir pour diluer les pouvoirs de l’UE. De fait, les engagements envers le projet européen ne sont plus considérés comme intangibles. Quelques pays d’Europe, comme la Bulgarie, ne sont pas hostiles à un monde à la Poutine, faisant fi du droit européen et international. D’autres au contraire le craignent et redoutent des conflits à venir. On pense à l’effroi des habitants des pays Baltes quand ils entendent le conseiller de Donald Trump, Newt Gingrich, déclarer que l’Estonie, pays membre de l’UE, n’est que la banlieue de Saint-Petersbourg, insinuant par là qu’un pays de l’OTAN peut perdre son indépendance et que cela ne ferait ni chaud ni froid à Washington. Terrible convergence entre Trump et Poutine. De même, Il convient de rester ferme sur l’attitude à adopter avec la Turquie dans la régulation des réfugiés. Existe le risque énorme qu’un tel pays glissant vers la dictature n’apporte aucune garantie crédible pour honorer ses engagements envers les populations qu’il a promis d’héberger.

Une chose est sûre, les frontières, voire les barbelés, sont encore dans les mentalités. Le séisme du Brexit qui va entraîner l’annulation de nombreux contrats signés avec les gouvernements européens, le coup de semonce porté par le vote inattendu en faveur de Donald Trump et plus récemment la vague populiste qui a rejeté massivement la réforme constitutionnelle de Mateo Renzi en Italie, ne font qu’ajouter aux inquiétudes. Il s’agit de sortir du XXème siècle et à porter avec force les challenges du XXIème que sont l’environnement, la culture, le social. Mais on le sait bien, l’appel à la Raison, et aux valeurs démocratiques est, dans ces cas-là, de peu de secours.


Europe : le « wake up call »

Alors que s’annoncent des élections à haut risque dans plusieurs pays d’Europe, ces crises identitaires, sociales et économiques nous obligent, indique « Confrontations Europe » dans une livraison de sa revue (Octobre-Décembre 2016. N° 115). Dans ce contexte, outre l’impérieuse nécessité de faire front commun, il y a une carte à jouer, des perspectives à dessiner. Cette carte est ambitieuse: que l’Union européenne, première puissance économique et commerciale du monde, reprenne le leadership politique sur ces valeurs que tant de régions du monde nous envient. Alors que Donald Trump, annonçant que « l’Amérique n’a pas d’intérêt vital en Europe », cherche à se détacher de l’Alliance atlantique pour redéfinir des alliances improbables avec la Russie, et qu’il affirme vouloir rompre l’accord commercial transpacifique, l’UE doit saisir les opportunités. Le poison du Brexit peut se transformer en pharmakon, en activateur d’Europe. La décision prise à Bruxelles, le 17 novembre 2016, d’infléchir la politique de rigueur et d’assouplir les règles budgétaires pour relancer la croissance est un premier pas en avant dans ce sens.

Notre diversité culturelle est la richesse de l’Europe. Le vœu formulé par Stefan Zweig d’une identité culturelle européenne est encore présent. Pour lui, « la culture a toujours été supranationale ». Partager nos littératures, nos cinémas, renforcer les rencontres universitaires et les échanges de type Erasmus, une capitale européenne…Zweig y avait déjà pensé dans son « Appel aux Européens ». Cela n’a pas suffit à constituer de façon plus visible et persuasive cette identité européenne. Aujourd’hui, reprendre la formule de l’écrivain autrichien, c’est ajouter une dimension politique. Il s’agit aussi de mettre un peu de discipline dans la maison commune et de redéfinir les règles de fonctionnement interne de l’UE en rappelant avec force les fondamentaux tels les critères de Copenhague qui obligent les membres à adhérer aux principes de l’Etat de droit démocratique. L’UE doit exiger le respect par ses membres « indisciplinés » du Préambule du sommet de Laeken. Ce Préambule stipule que « la seule frontière que trace l’UE est celle de la démocratie et des droits de l’homme ». Les pays qui ne respecteraient pas ces obligations éthiques peuvent faire l’objet de sanctions de la part de la Cour européenne ou de la Commission. Ils disposent alors d’un droit de retrait ou de sécession. On ne saurait accepter que si les citoyens ont la possibilité de recours juridictionnels supranationaux dans le cadre de l’UE, les Etats membres, eux, ne socialisent pas davantage les relations interétatiques et n’interviennent pas pour faire respecter les principes et les normes de l’Etat de droit démocratique. Le principe de la coopération renforcée qui offre la possibilité à au moins neuf Etats membres de se mettre d’accord en comité restreint est un mode de décision rapide qui évite la règle laborieuse de l’unanimité.

Une Europe durable, en guise de formule

 Promouvoir avec énergie la citoyenneté européenne. C’est la force des valeurs de l’Europe qui font que les pays du monde nous regardent. Car seule la participation des citoyens est à même de changer le cours des choses. Utiliser le droit d’initiative populaire permettant aux citoyens européens de réclamer une nouvelle réglementation ou d’inscrire les sujets de leurs choix à l’ordre du jour des institutions européennes par exemple : réformer certaines règles comme la règle de l’unanimité et du droit de veto ; proposer des modes de régulation citoyens et rétablir le lien entre élites et populations ; préciser sur le plan de la communication publique et des médias les « règles du jeu » communes du fonctionnement européen .
Avoir privilégié une Europe vue d’en haut a découragé les énergies et délégitimé l’idée d’une Europe citoyenne. Le débat public sur l’Europe a besoin d’un forum, d’une pédagogie, d’un entraînement. Il ne peut plus rester le fait de cercles spécialisés. Aux acteurs sociaux et associatifs de prendre en mains le contenu de cette Europe citoyenne, en développant des projets culturels, des projets sociaux et économiques communs, afin de redonner toute sa vigueur au pilier que constitue le dialogue social européen .

 Redonner du pouvoir au Parlement européen. Unique en son genre, il représente la seule assemblée internationale au monde à être élue au suffrage universel direct par l’ensemble des citoyens qui composent l’UE. Il faut rappeler aux citoyens que la Commission européenne ne peut rien « décider ». Sa mission est de proposer. Ce sont donc les gouvernements et les partis majoritaires au Parlement européen qui doivent avoir la main. Cette option rejoint celle qu’appelait de ses vœux Robert Schuman : l’abandon du système intergouvernemental, obligeant les chefs d’Etat à s’entendre pour changer le contenu d’une politique, pour un système entièrement parlementaire. Le Parlement peut défendre l’intérêt général européen face à des gouvernements nationaux représentés au Conseil dont le phrasé est sans vision et la ligne sans horizon. L’idée proposée par Daniel Cohn-Bendit d’associer au Parlement, élu sur des listes transnationales, un Sénat qui représente les gouvernements, avec des règles de majorité, simplifie la prise de décision. « La Commission propose, on vote dans une chambre, puis dans l’autre. Et on arrête ces sommets ridicules avec leurs ballets de voitures ».

 Soutenir la nécessité d’une relance budgétaire forte ; faire rebondir l’économie par des investissements de long terme ; remettre en route les grands projets. Bref il s’agit de simplifier le « machin » en limitant la boulimie normative et règlementaire et se concentrer sur les axes d’avenir durable ; prendre l’avantage sur les dossiers tels que l’environnement, l’éducation, la recherche, la transition énergétique, la mutation numérique ; réaffirmer avec vigueur l’importance de la coopération multilatérale, y compris dans le cadre de l’OTAN et installer sans tarder une politique de défense digne de ce nom ; revoir les choix stratégiques et privilégier désormais les alliances régionales et européennes ; mettre en évidence l’inventaire des succès européens et l’impact de l’Union Européenne sur la vie des européens.

 Construire une Europe fiscale plus efficace, plus solide et plus juste. L’assiette fiscale commune répartie entre les états membres a vocation à devenir un instrument pour décourager l’évasion fiscale et faire converger les taux de l’impôt sur les sociétés ; réfléchir à la mise en place d’un impôt européen qui pourrait prendre la forme d’une écotaxe, ou d’une taxe Tobin améliorée. Il aurait des objectifs à tenir : un taux de chômage inférieur à 5%, un taux de pauvreté inférieur à 5%, un taux de mal logés inférieur à 3%, un taux d’illettrisme à 10 ans inférieur à 3%, une aide publique au développement des pays du sud supérieure à 1% du PIB. L’impôt sur les sociétés ou la taxe sur les transactions financières (TTF) pourraient ainsi être gérés au niveau de l’UE.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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EDITO, Europe

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