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Inversion, paradoxe, contrevérité, discordance, antagonisme, antonymie, renversement, quiproquo, contraste, versatilité, oxymore, ambivalence…ce vocable instable des figures du « tout et son contraire » peuple notre époque. Il trame notre langage et nos comportements, sans que nous nous en apercevions toujours. Notre nature va de volte-faces en contresens, réunir des inconciliables, au gré de nos ambivalences. La dualité en chaque homme est reconnue par toute la sociologie classique et avant elle par la philosophie, Adam Smith, Emile Durkheim, Alexis de Tocqueville ou Max Weber tout autant que par Leibniz ou Kant. Elle s’est aujourd’hui installée en profondeur dans les postures de chacun, signe de la schizophrénie ambiante.

Certaines de ces figures, libres ou imposées, ne donnent lieu à aucune réconciliation comme l’obscure clarté, la réalité virtuelle, le silence assourdissant ou encore la docte ignorance. C’est le cas de l’oxymoron, cher aux romantiques. On parlera de l’audace hésitante d’un gouvernement. Bertrand Méheust a signé un essai « La Politique de l’oxymore », qui soutient la thèse selon laquelle « l’invention et l’utilisation massive des oxymores par le pouvoir en place a atteint un degré inédit dans l’histoire ». De son côté, l’antinomie définit deux affirmations contradictoires, qui résultent des lois mêmes de la raison, par exemple, lorsqu’un texte permet ou même ordonne une conduite qu’un autre texte interdit. Les deux affirmations sont vraies, a priori, car il s’agit de choses qui échappent à l’expérience. A propos de la « fin du monde » chacun peut toujours dire une chose et son contraire, et aucune expérience ne pourra dire qui a raison.

Dans l’antagonisme, on se trouve face à un état de lutte entre deux systèmes, dans une situation dans laquelle deux actions ont des effets opposés. S’ils se produisent simultanément, l’un va annuler, freiner ou atténuer les effets de l’autre. « Ma vie entière a été déterminée par deux idées antagoniques : le sommet et le fond » raconte Salvador Dali. Et puis il y a les phrases ambigües, qu’on appelle amphibologies. A la faveur d’un mauvais arrangement dans les mots ou dans les propositions, elles mènent à des interprétations équivoques. Les médias raffolent de ces amphibologies pour alimenter leurs moqueries quotidiennes sur les petites phrases des personnalités politiques. Roland Barthes (in « Barthes Par lui-même ») s’amuse à faire la liste des mots amphibologiques qui désignent deux choses dissemblables ou donnent lieu à deux sens différents même si un fil intime les relie. Le mot « intelligence », par exemple, qui signifie d’une part une complicité, d’autre part une faculté d’intellection. Les mots « absence » (manque de la personne et distraction de l’esprit, alibi (lieu autre et justification policière), « alimenter » ( la bassine et la conversation), « cause » ( ce qui provoque et ce qu’on embrasse), « citer » (appeler et copier), « comprendre » (contenir et saisir intellectuellement), « contenance » ( possibilité de se remplir et manière de se tenir), « fraîcheur » ( température et nouveauté), « indifférence » (absence de passion et de différence), « pollution » (salissure et masturbation), « questionner » (interroger et supplicier), « sens » (direction et signification), subtiliser (rendre plus subtile et dérober)… Avec l’amphibologie s’ajoute à la contradiction la confusion. Perfide, elle s’insinue dans nos comportements et nos opinions. Il arrive aussi qu’un mot signifie une chose et son contraire. On parle alors d’énantiosémie. Les mots « regret » (plainte et nostalgie), « plus » (davantage et rien ne reste), « apprendre » (acquérir un savoir ou enseigner) en disent l’essentiel.

Ces figures de la dualité nous accompagnent quotidiennement dans nos habitudes et notre façon de vivre jusqu’à nous faire perdre la tête. « Notre façon, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas : ce n’est que branle et inconstance » écrit Michel de Montaigne, dans ses Essais. « Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant et libéral et avare et prodigue, tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire, et quiconque s’étudie bien attentivement, trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance. »

On retrouve cette ambivalence des affects dans les romans de Fedor Dostoïevski où les personnages sont capables de tout le mal et de tout le bien. Ses romans sont peuplés d’offensés et d’humiliateurs, véritables révélateurs de la noirceur des cœurs et de la bonté des âmes? Même Victor Hugo a dit tout et son contraire. Mais dans son cas, c’est pour être sûr d’avoir tout dit. Victor Hugo a produit une œuvre. N’est pas Victor Hugo qui veut. Contrairement à ce qu’avance René Descartes lorsqu’il affirme que chacun sait toujours ce qu’il veut et sait qu’il le veut, il ne suffit pas de vouloir une chose pour la concevoir. Souvent nous ne savons pas du tout ce que nous voulons et nous ignorons pourquoi nous avons peur. C’est plutôt du côté d’Arthur Schopenhauer (contre Kant) que les choses se précisent : « « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». La connaissance rationnelle n’est pas le préalable de la volonté car, ainsi que le souligne Ovide dans une formule reprise par d’autres après lui : « je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire ». Même les proverbes censés exprimer une vérité d’expérience ou un conseil de sagesse sont contrariés par leurs pendants exprimant exactement la vérité contraire. Par exemples : « Les opposés s’attirent », certes…mais « qui se ressemble s’assemble ». Ou encore, « la fortune vient en dormant », oui…mais « la fortune sourit aux audacieux ». Et aussi « à l’impossible nul n’est tenu », pas si vite…car « à cœur vaillant rien d’impossible ».

Quant aux paradoxes, quelle fortune ! Si la contradiction oppose les contraires, le paradoxe les fusionne. « Paris est tout petit. C’est là sa vraie grandeur » écrit Jacques Prévert. Des mots ordinairement opposés sont ainsi rapprochés pour exprimer une vérité surprenante. Dans le cortège des contradictions, ils offrent une lecture intéressante des comportements humains. Le paradoxe de Tocqueville montre qu’il existe une insatisfaction croissante proportionnelle à l’amélioration d’une situation. Ainsi en est-il d’un pays développé où la différence entre riches et pauvres est la plus faible. Quand bien même la condition sociale s’améliore en termes de revenus, il n’y a probablement pas de limite à la frustration de voir qu’il existe encore quelqu’un de beaucoup mieux pourvu que soi. Plus sa propre condition s’améliore en termes de salaire, plus l’écart d’inégalité avec la grande richesse est ressenti subjectivement comme intolérable. Le syndrome de Stockholm est également souvent cité comme révélateur de comportements humains contradictoires. Ce phénomène psychologique montre que des otages partageant longtemps la vie de leurs geôliers peuvent développer une sympathie à leur égard et épouser leur cause. Tout le monde a en tête l’exemple de Patricia Hearst, la fille du magnat de la presse William Randolf Hearst qui a épousé la cause de ses ravisseurs. Il y a aussi le cas d’individus qui, redoutant le poids d’une dette morale ou financière à porter s’en prennent à ceux qui les ont aidé et adoptent une attitude de défiance. Proche de l’ingratitude, ce manque de reconnaissance est très courant. Quand je rend service à quelqu’un, quand je l’aide ou quand je le sauve, j’en fais en quelques sorte mon obligé. Et c’est cela qui est insupportable à ce dernier. Il se sent contraint de me rendre la pareille. Sans doute n’est-il jamais agréable de se sentir redevable envers quelqu’un. « L’ingratitude est comme la rose qui pique ceux qui la cultive » dit Pierre-Claude-Victor Boiste (Dictionnaire universel). En droit civil, on appelle cela « la violation du devoir de reconnaissance d’un donataire ou d’un légataire envers celui qui l’a gratifié ». Cela entraîne la révocation de la libéralité dans les cas spécifiés par la loi. L’antiphrase, de son côté, est utilisée, par ironie ou par euphémisme, pour exprimer quelquechose dans un sens contraire à ce qu’on pense, tout en montrant qu’on pense le contraire de ce qu’on dit.

Une forme de l’antiphrase est la prétérition. Très utilisée par les journalistes, elle consiste à déclarer que l’on va taire tel sujet d’actualité mais le traiter néanmoins, ne serait ce qu’en annonçant le sujet ou en le qualifiant. La prétérition conduit le sujet à collaborer mécaniquement aux dérapages dont il dénoncera d’un même mouvement l’indignité. Cette figure est d’une grande commodité car elle permet de dire une chose sans en prendre l’entière responsabilité. « C’est du propre » pour dire combien, c’est sale. Traduction : faire commerce de ce qu’on condamne. Dans une de ses chroniques (TéléObs n°2654 du 17 septembre 2015), le journaliste Jean-Claude Guillebaud cite avec beaucoup de lucidité le traitement de l’affaire Lewinsky : « A l’époque, chez nous, tous les médias avaient dénoncé ce lynchage puritain à l’américaine et la dégoutante bassesse dudit rapport. Tous les spécialistes ou éditorialistes s’accordaient pour expliquer que cet étalage mondial d’une vie privée confinait à l’infâmie. Quelle horreur ! Dans le même temps cependant chaque média fit assaut d’ingéniosité, de rapidité, d’astuce pour diffuser au plus vite et le plus complètement possible, les détails les plus graveleux dudit rapport ». Ceux qui s’indignent d’une telle atteinte à la vie privée pourraient cesser d’acheter les journaux. Eh bien non au contraire. Ils font comme Gustave Flaubert qui tirait de la lecture des nouvelles un aliment à sa colère. Dans ses lettres, les allusions à la bêtise des articles de presse sont incessantes. Lui qui méprise les journaux pourrait s’en détourner. Mais, au contraire, il les lit avec avidité et profit car il y trouve de nouvelles justifications à sa révolte. L’indignation est chez lui un moteur. Autre figure intrigante : l’hypallage, qui consiste à attribuer à certains mots d’une phrase ce qui convient logiquement à d’autres mots de la même phrase. Par exemple «un homme qui s’éteint ». Ces images inattendues sont fréquentes dans les paroles d’aujourd’hui.

On pourrait aussi évoquer le « pharmakon » analysé par Jacques Derrida dans « La pharmacie » de Platon. Le pharmakon comme le vaccin est à la fois poison et antidote. Dans la vaccination, l’organisme réagit en formant des anticorps. Il contient le principe et son contraire. Comparable mais différente est la mithridatisation, principe qui consiste à ingérer des doses croissantes d’un produit toxique afin d’acquérir une insensibilité ou une résistance vis-à-vis de celui-ci. Dans un autre registre, que dit Michel Foucault, maître dans l’art de regarder en face les visages contradictoires de la vérité ? « Derrière la liberté, il y a toujours caché l’enfermement. A côté de la raison, il y a la folie… ».

Une autre figure est en bonne place dans le bréviaire populaire de l’interlocution. « celui qui dit, celui qui y est», Il s’agit par cette formule de faire taire son opposant en évitant de rentrer dans l’insulte. Cette réplique enfantine est beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît. Elle dit d’ailleurs à peu près la même chose que « l’injure insulte d’abord son auteur ». « imbécile, toi même ». « C’est l’hôpital qui se moque de la charité ». Ce subterfuge incantatoire est une manière paresseuse de couper court. L’offenseur devient la victime de son injure. Si l’on pousse plus loin le raisonnement, on peut admettre la vérité de la ritournelle. L’offensé pointe du doigt le fait que l’offenseur parle de lui-même. Ce qui est souvent le cas.

On le devine à travers ce court cheminement, les figures de la dualité organisent le langage politique. Elles nous renseignent sur les tactiques et stratégies des acteurs et débatteurs publics. Les cerner nous alerte sur les bizarreries des fausses évidences. Le paradoxe du nomade et du sédentaire est éloquent. Comme dirait Gilles Deleuze, « les nomades, ce sont ceux qui ne bougent pas. Ils deviennent nomades parce qu’ils refusent de s’en aller ». Le nomade est ainsi plus sédentaire que le sédentaire pour peu qu’on veuille bien suivre le fil du raisonnement. Dans bien des situations, l’un est aussi l’autre, selon le côté dans lequel on se place volontairement ou involontairement. Ainsi le consommateur est aussi producteur et vice versa le producteur est aussi un consommateur. Dans toute opposition, il y a une continuité mais qui offre une nouveau visage, ou découvre un autre paysage tout en restant logique, un peu comme dans la fameuse bande de Moebius.

Voyons cela de plus près. Il est simple de représenter la bande de Möbius dans l’espace. Il suffit de tordre d’un demi-tour une bande de papier qu’on a déchiré, puis de coller ses deux extrémités. Si, avec un crayon, on longe une face, on retrouve au bout du parcours le début du tracé qu’on a entrepris: l’objet n’a qu’une seule face! Si l’on nomme « envers» et « endroit » les deux faces initialement opposées d’une telle bande, on constate que l’on passe, à mi-chemin, de l’une à l’autre sans saut ni rupture. L’envers devient l’endroit. Il y a effet de rupture mais dans la continuité. Ainsi, la bande de Moebius, qui ne possède qu’une seule face contrairement à une bande classique qui en possède deux, nous aide à comprendre en quoi l’exercice de la raison contradictoire nous aide à dépasser le conformisme des contraires. Avancer, penser, construire, c’est faire le parcours de la bande de Moebius où l’intérieur devient l’extérieur ou l’un va dans l’autre. Deux choses différentes disent beaucoup l’une sur l’autre. Une petite chose ténue renverse les rapports formels. Un détail change le registre et rend l’opposition plus intéressante. Souligner ces figures de la dualité, les éclairer, les décrypter peut nous rendre plus agile et nous aider à éviter l’aveuglement. Ainsi l’avenir radieux du communisme, si l’on y regarde bien, nous montre l’enfer du goulag. Se mettre à la place de l’autre nous apprend à lire les effets de vérité qui se dégagent des oppositions auxquelles nous sommes si souvent confrontés. « Etre soi-même comme un autre » dirait le philosophe Paul Ricoeur. Replacer le dehors dedans, l’invisible dans le visible, le transparent dans l’opaque est un bon moyen d’exercer sa raison.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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