Gilbert Grellet – Extrait

Venant de Paris, aller passer quelques jours à Madrid est à la fois réjouissant et surprenant. Réjouissant, car on est heureux de passer de la grisaille parisienne à la lumière madrilène, de la morgue française à la chaleur espagnole, du pessimisme hexagonal à la résilience ibérique. Surprenant car on s’y pose en permanence la question : comment font les Espagnols en général, et les Madrilènes en particulier, pour présenter en visage aussi avenant, sinon serein, alors que le pays est privé de véritable gouvernement depuis la fin 2015 et subit depuis des années une crise économique autrement plus grave que celle de la France, avec un taux de chômage à plus de 20 % et un cinquième de la population au bord de la pauvreté. Retour sur ce paradoxe espagnol.

D’abord la politique, qui fait la une des quotidiens et anime les « tertulias », ces débats espagnols sans fin entre spécialistes patentés. « Quatre années supplémentaires d’un gouvernement Rajoy serait une véritable torture » : ce cri du cœur de l’ancien leader socialiste Felipe Gonzalez traduit l’inquiétude de son parti, le PSOE, à l’approche de nouvelles élections législatives prévues le 26 juin en Espagne. Une préoccupation justifiée : le Parti Populaire (PP) conservateur de Mariano Rajoy, qui dirige le pays depuis 4 ans, devrait arriver en tête de ce scrutin, selon les derniers sondages, et pourrait être en mesure de former un gouvernement, mettant ainsi fin à six mois de paralysie politique en Espagne.

Une jeunesse excédée par le chômage et la corruption

Tout le monde veut sortir du blocage résultant des élections de décembre dernier, les quatre partis ayant recueilli le plus de voix, dans l’ordre le PP, le PSOE, et les deux « petits nouveaux » – Podemos (gauche radicale) et Ciudadanos (centre droit) – n’ayant pas réussi à s’entendre pour former un gouvernement. Pour expliquer cet échec, le jeune leader socialiste Pedro Sanchez stigmatise notamment l’intransigeance et les prétentions de son « rival » de Podemos, Pablo Iglesias, lequel voudrait « se débarrasser de Rajoy, mais sans appuyer le PSOE ». Une quadrature du cercle …

L’ennui pour le PSOE est que Podemos – un parti anti-austérité issu du mouvement des « indignés » qui avait secoué l’Espagne en 2011 – pourrait le dépasser à gauche, selon de récents sondages, après avoir fait alliance avec la petite formation d’extrême-gauche Izquierda Unida. Si cette fin de l’hégémonie à gauche du PSOE – un cataclysme pour le parti – était confirmée dans les urnes fin juin, difficile d’imaginer un accord portant Iglesias à la tête du gouvernement.

Podemos a le soutien de la jeunesse, excédée par le chômage et la corruption qui mine le système politique espagnol, mais suscite également une grande méfiance, comme en témoigne cette anecdote raconté par Miguel, un ami photographe madrilène. Faisant la queue récemment dans une agence bancaire du quartier résidentiel très bourgeois de Salamanca, il est interpelé par une cliente derrière lui :

« Faites attention à votre argent !
– Et pourquoi madame ?
– Si Podemos arrive au pouvoir, ils vont tout vous prendre… »

Pedro, un autre ami informaticien, me rapporte que sa tante, âgée de 106 ans et toujours en pleine forme, va encore plus loin : « Si Podemos gagne, ce sera à nouveau la guerre civile ! », clame la vielle dame, qui a connu ce conflit meurtrier (1936-39). Une hypothèse tout de même peu vraisemblable, mais sa remarque confirme que l’Espagne demeure très divisée près de 80 ans après le déclenchement du putsch militaire (17 juillet 1936) qui a coupé le pays en deux, abattu un gouvernement républicain démocratiquement élu et porté au pouvoir pendant près de 40 ans le dictateur Francisco Franco.

Frustration générale et sérénité

Dans l’immédiat, la plus grande probabilité est bien que le PP, annoncé à nouveau en tête le 26 juin, parvienne à former un gouvernement avec l’appui de Ciudadanos et en bénéficiant d’une éventuelle abstention du PSOE. Mais là encore, il y a un hic. Les conservateurs sont impliqués dans de multiples scandales de corruption et la personnalité sans relief et controversée de Mariano Rajoy suscite un rejet unanime – en particulier celle du jeune leader de Ciudadanos, Albert Rivera, qui refuse toute alliance si le chef du gouvernement reste en place. Certains songent à remplacer Rajoy par l’actuel Ministre des affaires étrangères, José Manuel Garcia-Margallo, mais le leader du PP, également impliqué dans divers scandales et grand ami de Nicolas Sarkozy, s’accroche à son poste.

D’où la possibilité d’un nouveau blocage qui exaspère à l’avance les Espagnols, inquiets à la perspective d’une prolongation des mesures d’austérité, alors que le pays peine à se relever de la crise. « Nous voulons simplement un nouveau gouvernement honnête et efficace », indique Miguel en soulignant la « frustration » générale qui a saisi le pays face à l’impéritie de sa classe politique. Sans parler du « désastre » des velléités indépendantistes de la Catalogne, dont beaucoup pensent cependant qu’elles vont progressivement s’estomper.

On pourrait ainsi penser que nos voisins ibériques sont « au bord de la crise de nerfs », comme les femmes de Pedro Almodovar et prêts à tout casser. Il n’en est rien. « C’est vrai, nous sommes frustrés, mais … à l’espagnole », précise Guillermo, journaliste d’un grand quotidien de la capitale, rappelant le calme relatif qui règne dans le pays, tandis que la France est en insurrection contre une « réformette » du droit du travail bien moins sévère que celle qui a été imposée en Espagne.

De fait, accablés depuis six ans par le chômage, des baisses de salaires et de fortes coupes dans les prestations sociales (santé, éducation), les Espagnols, après s’être « indignés » en 2011 et avoir confié à de nouveaux partis le soin de les représenter, semblent faire le dos rond en attendant d’hypothétiques jours meilleurs, tout en recourant massivement au travail au noir : « tu ne peux même pas imaginer quel niveau ça a atteint », me dit la kiosquière chez qui j’achetais mes journaux alors que j’étais en poste à Madrid pour l’AFP entre 2005 et 2010.

Un fatalisme qui n’empêche nullement de sortir, de boire, de s’amuser entre amis. D’où cette impression que pratiquement rien n’a changé depuis dix ans à Madrid, qui demeure la capitale la plus agréable et la plus vibrante d’Europe. Lors de mon récent séjour, la ville était plus que jamais envahie par des hordes de touristes, alors que Paris est boudée par les visiteurs étrangers. L’accueil y est toujours chaleureux et le coût de la vie nettement moins élevé qu’ailleurs en Europe. Madrid fourmille de restaurants bon marché et de bars où l’on peut se payer pour 1,5 euro une « caña » (bière pression), accompagnée d’une solide assiette de « tapas ». Que demande le peuple ?

Le ballon rond, l’opium du peuple ?

Malgré de récentes campagnes anti-taurines, la « Plaza de Toros » de Las Ventas était comble tous les jours en en mai lors des corridas de la San Isidro, dans une ambiance plus que jamais festive. Une atmosphère que regrette peut-être François Fillon. Lors d’un passage à Madrid en 2006, avant de devenir Premier Ministre, il avait évoqué devant moi avec nostalgie l’époque de son stage au bureau local de l’AFP où il était … chroniqueur taurin.

Et que dire de la fièvre du football, dont Madrid était saisie fin mai avec une finale électrique de la Coupe du Roi entre le « Barça » et Séville, puis la grande finale de la Ligue des Champions, transformée cette année comme en 2014 en derby madrilène, remporté une nouvelle fois par le Real Madrid de Zidane face à l’Atlético ? Rien n’illustre mieux la différence entre Madrid et Paris que cet écart entre les succès répétés du Real et l’impotence du PSG sur la scène européenne, ce contraste entre la force des « socios » du club madrilène et l’impuissance de l’argent qatari, entre le sourire serein de « Zizou » et les grimaces de Laurent Blanc, entre l’ambiance bon enfant du Santiago Bernabeu et les stades parisiens cernés de CRS …

Le football, opium du peuple espagnol ? Certains n’hésitent pas à le dire en Espagne pour tempérer l’adoration ibérique du Dieu « Futbol », masquant les graves problèmes du pays. Mais cette opinion demeure très minoritaire, alors que les succès de la « Roja » et des grands clubs espagnols sont motifs de fierté. Le gouvernement socialiste français n’espère-il pas d’ailleurs qu’un triomphe des « Bleus » à l’Euro 2016 redonnera le moral au pays, comme ce fut le cas en 1998 avec la victoire en Coupe du Monde ? Allez les Bleus !

(*) Ancien correspondant de l’AFP en Espagne, Gilbert Grellet est l’auteur de « Un été impardonnable. 1936 : la guerre d’Espagne et le scandale de la non-intervention », préface de Manuel Valls (Ed Albin Michel.2016). Le livre est à l’origine d’une campagne lancée en France par des fils de Républicains espagnols exilés pour faire retirer la Légion d’Honneur accordée à Franco sur recommandation de Philippe Pétain.
Un article d’El Pais à Madrid faisant état fin avril de cette campagne a attiré sur le Net près de 350 commentaires … dont une bonne partie en défense du dictateur espagnol.