Je reçois assez régulièrement des courriels qui m’invitent à « gagner de l’argent pendant mes loisirs », autrement dit à travailler pendant que je ne travaille pas. Belle conquête de la société du temps libre ! Le principe de ce « travail-loisir » est simple et passe toujours par Internet. Il suffit en gros de cliquer sur quelques boutons pour devenir riche… On y croit !
Après avoir vendu ma force de travail une grande partie de mon existence, il me faudrait maintenant vendre ma force de loisirs qui, pour un retraité, est grande.

Viol d’intimité

Ce genre de proposition obscène s’inscrit pour moi dans la marchandisation généralisée de l’individu à laquelle rien ne semble désormais devoir échapper.
J’ai une maison en région parisienne que je n’occupe qu’une partie du temps. Pourquoi ne la louerais-je pas sur Airbnb, me conseillent des amis ? Effectivement, ce serait plus « rentable », ça me paierait au moins les frais d’entretien. Eh bien, non. Ma maison est le reflet de mon intimité. Je veux bien la prêter à des amis. Je n’ai pas envie que des gens que je ne connais pas payent pour violer cette intimité, pour vivre au milieu de mes tableaux et de mes livres. Ma vie privée ne s’achète pas.

Je voyage assez souvent à travers la France. Blablacar me permettrait d’amortir le coût de ces déplacements. Moi, je regrette qu’il n’y ait quasiment plus d’auto-stoppeurs de hasard à qui je puisse offrir sans contrepartie les sièges de mon véhicule quand je me sens l’âme partageuse. Blablacar est certainement une rationalisation intelligente du stop, mais pourquoi faut-il systématiquement monnayer le service rendu ?
J’ai récemment changé mes tapis, qui étaient encore en très bon état, mais ne me convenaient plus. Si j’étais « normal », de la normalité d’aujourd’hui, j’aurais dû les proposer sur « le bon coin » pour en tirer quelques sous. J’ai préféré les donner.

Pompe à Phynance

Ainsi peut-on mettre sur le marché, par petits bouts, tout ce qu’on a et tout ce qu’on est. Certains proposent même leur ventre et leurs organes. Et tous nous vendons, sans en avoir toujours conscience, notre « profil » et notre identité, nos goûts et nos centres d’intérêts au travers des logiciels espions qui nous traquent sur le net et des algorithmes qui analysent nos désirs pour refourguer à prix d’or ces Big data aux entreprises commerciales qui font jaillir leurs offres sur toutes les pages que nous consultons.

Quand c’est gratuit, c’est toi le produit ! Tout est dit du grand mensonge du web qui nous fut « vendu » (si j’ose dire), au moment de sa naissance, comme le lieu universel de l’échange gracieux et désintéressé.
En réalité, Internet est aujourd’hui un réseau d’artères, d’artérioles, de veines et de veinules où circule sans discontinuer le sang froid de l’argent jusqu’au cœur de notre vie personnelle. Il a été récupéré comme tuyauterie idéale d’un capitalisme déchaîné qui transforme tout en transactions financières, y compris les relations humaines. Il est l’aboutissement du programme libéral qui veut réduire chacun d’entre nous à sa seule dimension d’« homo œconomicus » et selon lequel tout est à vendre à tous moments. Il a rendu « naturel » le concept oxymore de « gratuité-payante » et normale l’idée que l’on puisse faire commerce de tout. C’est la pompe à phynance d’Ubu qui nourrit la Machine à décerveler, et réciproquement.

Filet économique

Désolé, je ne suis pas à vendre. Je ne peux, bien sûr, échapper à la toile, sauf à me retirer en ermite sur le mont Ararat (et encore !). Je l’utilise tous les jours ou presque, puisqu’on ne peut plus quasiment rien faire sans passer par elle. J’en reconnais même volontiers l’utilité et apprécie les facilités qu’elle apporte. Je regrette simplement qu’elle soit devenue presque exclusivement un filet économique qui nous enserre dans ses mailles au lieu de nous apporter l’ouverture promise vers un monde plus convivial, plus horizontal et moins soumis à la hiérarchie de l’argent.

Je suis inquiet également de voir les jeunes générations se jeter à corps perdu dans ce trémail financier des plus classiques qui conduit certains à la servitude volontaire en croyant inventer des relations économiques nouvelles. J’en appelle de leur part à un peu plus de lucidité. La plupart de ces plateformes Internet, de ces réseaux sociaux, de ces sites de ventes ne sont que l’apothéose, je le répète, d’un capitalisme triomphant aux mains d’une oligarchie marchande de plus en plus restreinte.

Dans cet océan mercantile, il ne reste plus que quelques îlots de gratuité, encore habités du véritable esprit Internet, celui de ses fondateurs. Wikipédia en est un qui tente de survivre au milieu des tempêtes : esprit réellement collaboratif, contributions bénévoles et consultations gratuites, accessibles à tous, enrichissement du savoir commun, respect de tous. C’est ce web-là qu’il faudrait aujourd’hui encourager et développer pour améliorer notre maison commune et non celui où chacun cherche l’idée géniale pour se faire un maximum de thunes en un minimum de temps.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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